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Comment la politique de l’Allemagne envers la Russie a-t-elle changé ?

Contrairement à la norme, le nouveau chancelier allemand a rapidement proclamé sa position sur la relation avec les États-Unis. Dans une émission de télévision, Friedrich Merz a déclaré qu’il n’avait jamais imaginé qu’il devrait dire quelque chose comme cela à l’antenne, mais à la suite des récentes déclarations de Trump critiquant l’Union européenne et attaquant l’Ukraine avant les pourparlers de paix avec la Russie, tout en laissant entendre la fin de l’engagement traditionnel de l’Amérique envers la sécurité européenne, il semble que cette nouvelle administration américaine ne se soucie pas du sort de l’Europe.

Friedrich Merz, connu pour son fort soutien aux relations transatlantiques, a affirmé que sa priorité était de renforcer progressivement le pouvoir de l’Europe, en visant une indépendance stratégique des États-Unis. Merz vise à restaurer fermement le rôle de l’Allemagne sur la scène politique européenne et internationale, dans un pays où 79 % de la population croit que la Russie représente la plus grande menace pour la paix, tandis que la guerre en Ukraine est une préoccupation importante pour eux, le tout dans un contexte de déclin de la confiance envers l’allié américain. Seuls 39 % des Allemands estiment que l’alliance avec les États-Unis est encore stable.

Politique Est

Depuis la Guerre froide, la politique de l’Est (Ostpolitik) a été centrale dans l’approche de l’Allemagne de l’Ouest envers l’Union soviétique pendant des décennies. Le Parti social-démocrate a adopté cette orientation après être arrivé au pouvoir (1969-1982), motivé par des transformations internes, y compris des manifestations étudiantes, l’essor d’une génération d’après-guerre comme force électorale rejetant l’approche conservatrice dominée par Adenauer, l’opposition à l’intervention américaine au Vietnam, et le ressentiment envers le silence de la génération précédente concernant l’histoire du Troisième Reich.

Le chancelier allemand Willy Brandt a profité de ce tournant pour remodeler la politique étrangère allemande, réalisant qu’il était naïf de parier sur l’effondrement soudain des régimes socialistes. Brandt espérait établir une relation de confiance avec l’Est, similaire à celle qu’avait son prédécesseur chrétien-démocrate, le chancelier Konrad Adenauer, avec l’Ouest. La politique de Brandt reposait sur la reconnaissance du statu quo, dans un cadre pragmatique qui le guidait aux côtés du ministre Egon Bahr, l’architecte de la politique de détente, qui résumait son essence par sa fameuse phrase : « Reconnaître la situation actuelle afin de la changer dans le futur. » Egon Bahr s’inspirait de la vision de John F. Kennedy selon laquelle « le développement du commerce avec les pays du bloc de l’Est devait s’effectuer sans compromettre notre sécurité. » L’idée centrale était que le renforcement des relations économiques créerait une interconnexion sociale et que l’amélioration des niveaux de vie en Union soviétique et en Allemagne de l’Est pourrait atténuer la posture des régimes en place et réduire la polarisation idéologique, espérant qu’il en résulterait un rapprochement qui pourrait culminer dans la réunification de l’Allemagne. La politique de l’Est jouait un rôle dans la stratégie de l’Ouest pour apaiser les tensions entre les blocs socialiste et capitaliste.

Pratiquement, l’Allemagne de l’Ouest a conclu une série de « traités de l’Est » avec des pays du Pacte de Varsovie, y compris des accords pour améliorer les communications et faciliter les passages. En août 1970, le traité de Moscou a solidifié cette direction, les deux parties s’accordant à renoncer à l’usage de la force et à reconnaître les frontières européennes établies après la Seconde Guerre mondiale. En décembre de la même année, le traité de Varsovie a renforcé cette approche en reconnaissant officiellement la ligne Oder-Neisse comme frontière occidentale de la Pologne, mettant ainsi fin au différend frontalier laissé par les changements territoriaux d’après-guerre. Cette reconnaissance fut un tournant qui contribua à atténuer les tensions historiques entre les deux pays. En décembre 1972, le traité fondamental fut signé entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, chaque partie reconnaissant la souveraineté de l’autre ; cela ouvrît la voie à l’élargissement des échanges diplomatiques, économiques et culturels entre les deux États et aida à établir la politique de détente comme option stratégique pour contenir le conflit germano-allemand dans le contexte de la Guerre froide.

Cette orientation n’a pas reçu un soutien significatif des cercles économiques allemands. Le pourcentage d’entreprises intéressées par l’expansion des relations commerciales avec l’Union soviétique était limité, et le commerce germano-soviétique dans les années 1970 était compensatoire, les exportations allemandes étant liées aux importations soviétiques sur le plan économique et technologique. Par exemple, en vertu de l’accord de 1970, l’Allemagne de l’Ouest fournissait à l’Union soviétique des tuyaux de grand diamètre, qui furent ensuite utilisés pour exporter du gaz naturel. Bien que la dépendance de l’Allemagne de l’Ouest à l’égard de Moscou ne soit pas économiquement cruciale à l’époque, elle était suffisante pour établir une relation à long terme entre les deux bords.

L’Allemagne se trouva bientôt au cœur des tensions de la Guerre froide ; en 1981, l’Union soviétique exerçait des pressions sur le gouvernement communiste en Pologne pour réprimer le mouvement Solidarité, un syndicat polonais qui appelait à des réformes sociales larges. Les États-Unis répondirent en imposant des sanctions économiques à Moscou ; cependant, le chancelier Helmut Schmidt—successeur de Brandt au Parti social-démocrate—rejeta cette approche conflictuelle et continua au contraire sa politique de promotion de la politique de l’Est, plaidant pour la mise en œuvre de l’accord sur le gazoduc entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Union soviétique, visant à transporter du gaz naturel de Sibérie vers l’Europe. Cette décision déplut aux États-Unis, révélant comment la politique de l’Est creusa le fossé entre l’Allemagne de l’Ouest et ses alliés les plus proches.

À l’arrivée au pouvoir d’Helmut Kohl, celui-ci chercha à réparer les relations avec les États-Unis, son fort soutien à l’OTAN et son accord pour déployer des missiles américains en Europe occidentale étant cruciaux pour restaurer la confiance entre les deux pays. Cependant, Kohl ne cherchait pas à détacher les liens économiques qu’avait établis l’Allemagne de l’Ouest avec l’Union soviétique ; il reconnaissait, comme la plupart des Allemands de l’Ouest, l’importance de maintenir un canal de dialogue avec Moscou, en particulier concernant l’avenir de l’Allemagne de l’Est.

Plus largement, l’approche de détente contribua à stabiliser la relation entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Union soviétique, et elle fut considérée comme un facteur clé dans l’obtention de la réunification pacifique de l’Allemagne en 1990. Bien qu’il soit difficile de déterminer l’étendue de l’impact de cette politique sur la fin de la Guerre froide, elle renforça l’approche pragmatique de l’Allemagne de l’Ouest, ouvrant la voie à l’adaptation des changements géopolitiques dans les décennies suivantes. L’héritage de la politique de l’Est peut se résumer en trois points principaux :

  1. Renforcement du statut international de l’Allemagne de l’Ouest : L’engagement de l’Allemagne de l’Ouest avec les pays du bloc de l’Est a étendu son influence diplomatique, lui permettant de jouer un rôle plus efficace sur la scène internationale. Ce changement a également contribué à redéfinir l’identité allemande d’après-guerre, en s’éloignant de l’héritage d’un nationalisme dur.
  2. Contribution à la détente européenne : La politique de l’Est a atténué les tensions entre l’Est et l’Ouest, illustrée par les Accords d’Helsinki de 1975, qui soulignaient le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cet accord est considéré comme un précurseur des mouvements de changement en Europe de l’Est, qui ont ensuite contribué à l’effondrement des régimes communistes.
  3. Controverse intérieure et préoccupations des conservateurs : Malgré ses succès, la politique de l’Est a fait face à de vives critiques en Allemagne de l’Ouest ; les conservateurs soutenaient que la reconnaissance de l’Allemagne de l’Est et des frontières d’après-guerre renforcerait la division du pays et diluerait les revendications sur les territoires perdus. Ce débat a mis en lumière la tension entre l’identité nationale et la diplomatie pragmatique, discussion qui a perduré dans la politique allemande pendant des décennies.

Approches allemandes du partenariat avec la Russie

Avec la fin de la Guerre froide, la chute du mur de Berlin et la dissolution de l’Union soviétique au début des années 1990, il régnait en Allemagne et en Occident la conviction que la Russie se dirigerait vers la démocratie, et l’optimisme suggérait même la possibilité de son adhésion à l’OTAN. L’ancien secrétaire d’État américain James Baker a promu cet optimisme, croyant qu’il renforcerait la transition démocratique en Russie et éviterait un retour à l’approche autoritaire précédente. Cependant, ces espoirs se sont rapidement estompés, et la frustration a commencé à s’immiscer dans les perceptions occidentales tout au long des années 1990, alors que les signes de ralentissement du progrès démocratique en Russie se multipliaient et que la probabilité d’un retour à l’autoritarisme augmentait. L’échec de la transition démocratique n’était pas uniquement de la faute des Russes ; les partenaires occidentaux n’ont pas fait d’efforts suffisants pour intégrer efficacement la Russie dans des institutions européennes et n’ont pas réussi à redéfinir un nouveau système de sécurité européenne qui inclurait la Russie hors de l’OTAN.

Cette approche, que ce soit intentionnellement ou non, a favorisé des sentiments de soumission et d’humiliation chez les Russes, augmentant leur aversion envers l’Occident. De plus, l’évaluation exagérée par l’Occident de la force de la vague démocratique après l’effondrement de l’Union soviétique, combinée à des hypothèses erronées sur la trajectoire des événements en Russie, a conduit à sous-estimer l’héritage impérial russe et la force de structures de pouvoir profondément ancrées, qui se sont révélées plus résilientes que prévu.

Au départ, Moscou a perçu l’expansion vers l’est de l’Union européenne de manière positive, notamment avec le potentiel d’accords de partenariat entre la Russie et l’UE. Cependant, elle a ensuite rejeté les accords de partenariat européens avec l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, bien qu’elle ait initialement recherché des accords similaires. Concernant l’OTAN, la Russie s’est opposée dès le départ à son expansion vers l’est, et bien que des tentatives aient été faites pour contenir ces préoccupations par le biais d’accords en 1997 et 2002, Moscou n’était pas satisfait, recherchant un rôle égal au sein de l’alliance. De plus, les membres de l’OTAN et de l’UE n’étaient pas prêts à accorder à la Russie une sphère d’influence dans l’espace post-soviétique, étant donné leur engagement envers les principes de souveraineté et le droit à l’autodétermination pour les États plus petits, rejetant ainsi un retour à la politique de « l’équilibre des pouvoirs » qui prévalait aux XIXe et XXe siècles.

L’UE a tenté de renforcer la coopération avec la Russie, mais sans sacrifier les intérêts des États plus petits en Europe de l’Est et du Sud-Est. Tout oubli de ces pays raviverait des sentiments de méfiance et des craintes de redessin des frontières évoquant l’Accord de Yalta.

L’expansion vers l’est de l’UE et de l’OTAN a créé une nouvelle réalité européenne, où Berlin n’avait plus besoin de rechercher l’approbation de Moscou lorsqu’il traitait avec des pays comme la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, puisque les anciens pays du Pacte de Varsovie étaient devenus membres de l’UE et de l’OTAN, obtenant ainsi une place à la table des décideurs concernant les politiques envers la Russie.

Ce changement radical a conduit à une contraction de la politique de l’Est, évoluant vers une nouvelle politique allemande envers la Russie (Rysslandpolitik). La nouvelle politique semblait offrir un cadre adapté pour intégrer la Russie dans une Europe plus large. Elle a aussi aidé les entreprises allemandes à étendre leur influence en Russie, mais malgré les similitudes formelles entre les deux approches, considérer cela comme une extension directe de la politique de l’Est est trompeur, car l’ensemble du contexte international a changé.

Malgré l’intention de Berlin d’intégrer profondément la Russie dans les institutions européennes, cet effort allait au-delà de son adhésion au Conseil de l’Europe et à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, s’étendant vers des perspectives plus larges. Moscou était insatisfaite, et le discours de Poutine devant le Bundestag allemand en 2001 a clairement reflété cette frustration lorsqu’il a sarcastiquement questionné si ce partenariat était réel. Poutine a ouvertement critiqué l’Occident, notamment en ce qui concerne la marginalisation de la Russie dans la structure de sécurité européenne, lui refusant un rôle influent au sein de l’OTAN. À mesure que l’intégration européenne avançait et que l’OTAN s’élargissait, le discours de Poutine est devenu plus direct et affirmatif envers l’Occident.

Cette approche a atteint son apogée sous le mandat du chancelier Gerhard Schröder ; l’Allemagne, sous Schröder, choisit d’ignorer cette escalade et préféra se concentrer sur un « partenariat de modernisation » et le « changement par le commerce » avec la Russie, visant à établir un partenariat constructif. Par exemple, les réunions de conseil germano-russes (2001-2005) ont été institutionnalisées. En 2005, les deux pays ont signé un accord pour construire le gazoduc « Nord Stream », reliant directement la Russie et l’Allemagne à travers la mer Baltique, ce qui a renforcé la coopération économique entre les deux parties. Schröder a écarté les tensions politiques croissantes soulevées par les objections des pays d’Europe de l’Est et a notamment mis l’accent sur la « réconciliation historique », montrant une compréhension particulière des « peurs d’encerclement de la Russie », et a critiqué l’UE pour avoir rejeté la proposition de la Russie de créer une zone de libre-échange s’étendant de Vladivostok à Lisbonne. Au fil du temps, la relation de Schröder avec Poutine a évolué vers une proximité, rendant peu surprenant que Schröder qualifie Poutine de « véritable démocrate ». Plus tard, Schröder rejoindrait les conseils d’administration de sociétés énergétiques russes, et les analystes soutiennent que la politique de Schröder a encouragé Poutine à adopter une approche plus agressive, car il a réalisé que l’Allemagne prioriserait ses intérêts économiques avant tout. La République fédérale d’Allemagne ne pouvait être décrite autrement que comme « l’avocat de la Russie en Europe ».

Le pari de Merkel

Sous le mandat d’Angela Merkel (2005-2021), elle a initialement adopté l’approche traditionnelle allemande envers la Russie établie par Helmut Kohl et solidifiée par Gerhard Schröder, qui reposait sur l’intégration économique et le rapprochement diplomatique en tant qu’outils pour contenir la Russie. Durant ses premières années, Merkel a ignoré la montée de l’autoritarisme en Russie et le virage de Poutine vers une politique étrangère révisionniste envers l’Europe, poursuivant une politique de partenariat qui commençait à perdre ses fondements à mesure que Poutine consolidait un régime autoritaire et se concentrait sur des intérêts géopolitiques.

L’administration Obama a adopté une politique de « réinitialisation » envers la Russie, ce qui a encouragé la chancelière allemande Angela Merkel à renforcer ses relations avec Moscou, alors dirigé par Dmitry Medvedev. Dans ce contexte, Merkel a formulé l’agenda de l’UE envers la Russie, adoptant l’approche de « partenariat pour la modernisation », fondée sur des hypothèses politiques allemandes traditionnelles selon lesquelles le renforcement des interactions économiques avec la Russie pourrait la transformer en un acteur plus démocratique et fiable. En 2010, ce modèle est devenu une politique officielle de l’UE avec le lancement du « Partenariat UE-Russie pour la modernisation », accompagné de la signature de 22 accords bilatéraux entre les États membres et Moscou.

Merkel a intensifié ses efforts pour intégrer la Russie dans des cadres européens, signant le Mémorandum de Meseberg avec Medvedev, qui proposait d’établir un comité politique et de sécurité conjoint entre l’UE et la Russie, accordant à Moscou une influence accrue sur les décisions de sécurité européennes—un privilège dont ne bénéficiaient ni les États-Unis ni l’OTAN. Le règlement du conflit de Transnistrie (la région séparatiste en Moldavie soutenue par la Russie) était considéré comme un test pratique pour ce nouveau mécanisme de coopération.

Cependant, le Mémorandum de Meseberg a rencontré plusieurs obstacles et échoué à atteindre ses objectifs, la Russie n’ayant fait aucune concession pour résoudre le conflit, nommant plutôt le nationaliste d’extrême droite Dmitry Rogozin comme son envoyé à Transnistrie et chef de la commission économique moldo-russe, signalant le manque d’intérêt de Moscou pour tout progrès réel. L’initiative de Meseberg a mis en lumière les limites de l’approche allemande, Berlin faisant face à des critiques pour avoir « négocié bilatéralement » avec la Russie tandis que les États membres de l’UE hésitaient à assumer des responsabilités. Plutôt que d’améliorer les relations UE-Russie, l’initiative a conduit à des déceptions des deux côtés, érodant davantage la confiance mutuelle et montrant les limites de l’influence allemande dans la politique européenne.

Au fil du temps, Merkel a commencé à adopter une attitude plus prudente envers Moscou, critiquant le bilan de Poutine en matière de droits de l’homme et s’opposant à lui accorder une influence plus large au sein des institutions européennes. Cependant, ces critiques n’étaient pas accompagnées d’actions décisives pour contenir l’influence russe ; Merkel a continué de soutenir le projet « Nord Stream 2 », rendant l’Allemagne plus dépendante de l’énergie russe. Cette décision représentait non seulement une continuation de la politique économique traditionnelle allemande mais révélait aussi un conflit fondamental entre les intérêts économiques de Berlin et sa sécurité nationale.

Dans ce contexte, on peut soutenir que la politique allemande n’a pas subi de transformation fondamentale au cours de la première décennie du mandat de Merkel ; les politiciens allemands restaient attachés à leurs anciennes perceptions de la relation avec la Russie, tandis que les élites économiques cherchaient à protéger leurs investissements et leurs intérêts commerciaux, même si des signes d’escalade russe devenaient évidents. En conséquence de cette orientation, l’Allemagne est devenue plus vulnérable à la coercition russe alors qu’elle continuait de collaborer avec un régime kleptocratique qui a accédé à son infrastructure critique par le biais de méga-projets énergétiques dirigés par Gazprom et ses filiales.

L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a entraîné des changements dans la politique allemande, mais cela n’a pas suffi à rompre avec l’approche précédente. Merkel a soutenu l’imposition de sanctions à Moscou, mais au lieu d’adopter une stratégie plus stricte pour freiner l’influence russe, elle a maintenu des canaux de communication ouverts avec le Kremlin, soutenue par l’ancien ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, ancien chef de cabinet de Schröder.

Le pari fondamental de Merkel reposait sur l’hypothèse qu’un dialogue continu empêcherait des malentendus pouvant aboutir à une escalade militaire ouverte ; pour cette raison, l’Allemagne est restée hésitante entre le renforcement des sanctions et le maintien de ses relations commerciales et énergétiques avec la Russie. Cela est devenu un facteur fondamental dans la continuité de la prudence allemande, rendant Poutine plus audacieux, mais plus important encore, l’opinion publique en Allemagne penchait pour jouer le rôle de médiateur entre la Russie et l’Occident au lieu de s’engager directement avec Moscou. Cette position publique a renforcé l’hésitation de Merkel, car elle cherchait à maintenir un équilibre diplomatique, même si cela signifiait ne pas prendre des actions plus fermes.

L’annexion de la Crimée a servi d’avertissement précoce de l’échec de la politique allemande envers la Russie ; elle a révélé les failles intrinsèques dans l’approche de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie, incapable de dissuader les ambitions expansionnistes russes, et les accords de Minsk ont souligné les limites de la diplomatie avec une puissance révisionniste expansionniste qui ne respecte pas les règlements politiques. Cette crise a imposé un défi redoutable à l’Allemagne : comment équilibrer le pragmatisme économique, la médiation diplomatique et le réalisme géopolitique ?

La réponse timide de l’Allemagne en 2014 a renforcé la conviction de Poutine que Berlin ne prendrait pas de mesures dissuasives, et sa dépendance continue à l’énergie russe a sapé son levier ; ainsi, Berlin n’a pas réussi à reconnaître que la stratégie russe était à long terme, puisque l’annexion de la Crimée n’était pas un événement isolé mais faisait partie d’une approche plus large de la Russie visant à déstabiliser l’Europe. Néanmoins, l’Allemagne persistait à parier sur le dialogue et des mesures économiques comme outils pour contenir la Russie, ignorant les signaux venant de Moscou.

Leçons apprises : Échecs de la politique allemande envers la Russie

L’illusion de transformation et le mythe de l’interdépendance économique : L’Allemagne supposait que la coopération économique conduirait à une transformation démocratique en Russie, s’inspirant de l’expérience de la politique de l’Est. Cette approche négligeait que Poutine ne cherchait pas de réforme ; au contraire, il visait à fortifier son autorité, utilisant l’économie comme outil d’influence. Des projets énergétiques comme Nord Stream sont devenus un moyen de coercition plutôt qu’une garantie de stabilité, les revenus russes étant utilisés pour financer des interventions militaires en Géorgie (2008), en Crimée (2014) et en Ukraine (2022).

Angles morts historiques : L’approche « Russie d’abord » a dominé la pensée allemande, conduisant à ignorer les préoccupations de sécurité des pays d’Europe de l’Est comme la Pologne, les États baltes et l’Ukraine. Berlin a concentré sa responsabilité historique pour la Seconde Guerre mondiale uniquement sur la Russie, ignorant que l’Ukraine et la Biélorussie avaient également subi le poids de l’occupation nazie. Cela a entraîné une certaine complaisance envers Moscou, y compris le rejet du plan d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN en 2008, ce qui a encouragé la Russie à intensifier ses actions.

Culture de l’apaisement et illusions diplomatiques : L’Allemagne a ancré sa politique envers la Russie dans le dialogue et l’intégration économique, croyant que des concessions encourageraient la coopération. Cependant, le contraire s’est produit, car la politique d’apaisement a exacerbé l’appétit expansionniste de Poutine. Même après l’annexion de la Crimée, Berlin a continué à rechercher le dialogue, même si la Russie ne se considérait plus comme partie intégrante du système européen mais plutôt comme une puissance cherchant à le saper.

Influence des intérêts économiques sur la formulation des politiques : Des groupes de lobbying économiques, tels que le Comité Est de l’économie allemande, ont imposé la préservation de relations étroites avec Moscou, citant le besoin de l’Allemagne en gaz et en marchés russes. Des entités comme le « Dialogue de Saint-Pétersbourg » ont également joué un rôle dans la promotion d’un partenariat stratégique avec la Russie, même après l’escalade de son agressivité. L’influence de ces intérêts s’est étendue à l’élite politique allemande, qui a priorisé le commerce aux dépens de la sécurité nationale.

Ignorer la dimension géopolitique et sécuritaire : Berlin a favorisé les intérêts économiques au détriment des considérations de sécurité, négligeant les avertissements concernant les politiques expansionnistes de Poutine. Après l’annexion de la Crimée en 2014, elle a imposé des sanctions limitées sans aucune dissuasion effective. Cette erreur s’est aggravée avec le soutien continu à « Nord Stream 2 », qui a réduit le rôle de l’Ukraine en tant qu’État de transit énergétique, la rendant plus vulnérable à la coercition russe.

Échec à se préparer à la guerre en Ukraine : Malgré les avertissements des alliés, l’Allemagne n’a adopté aucune stratégie de dissuasion avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022 et a refusé de fournir des armes à Kiev même après le déclenchement de la guerre, affaiblissant ainsi ses défenses. Berlin a mis trop de temps à ajuster sa position, révélant son manque de préparation pour faire face à une menace aussi significative.

Un moment de transformation (Zeitenwende)

Les Allemands ont été choqués en voyant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Ils y ont vu une attaque contre l’idée même de l’Allemagne.

Le 27 février 2022—trois jours après l’invasion russe—le chancelier Olaf Scholz a annoncé un tournant historique devant le Bundestag allemand, s’engageant à réaliser des changements radicaux dans l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe. Il s’est engagé à établir un fonds de défense de 100 milliards d’euros pour moderniser l’armée allemande, promettant d’augmenter les dépenses militaires à 2 % du PIB, de fournir une aide militaire à l’Ukraine, surmontant ainsi des décennies d’hésitation à exporter des armes létales, et enfin de mettre fin à la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie en investissant dans le gaz naturel liquéfié et les énergies renouvelables.

À ce moment-là, Scholz a redéfini la discussion autour du rôle de l’Allemagne en Europe et dans le monde, rompant avec l’ancien principe allemand de ne pas armer les parties dans les conflits internationaux, tout en défiant simultanément toutes les idées préconçues concernant la Russie.

Cependant, malgré le caractère décisif de cette annonce, la mise en œuvre des réformes a rencontré des obstacles importants. La « nouvelle politique étrangère » de l’Allemagne reste l’objet d’un intense débat. Des obstacles ont surgi lorsque l’Allemagne s’est confrontée à elle-même, car les obstacles bureaucratiques, les divisions politiques et la réticence à prendre des risques ont rendu les changements nécessaires un processus marqué par l’hésitation et, surtout, un manque de stratégie cohérente pour faire face aux implications du changement.

Berlin a résisté à l’envoi d’armes lourdes en Ukraine, invoquant des craintes d’escalade avec la Russie, tandis que la Pologne et les États baltes fournissaient une assistance militaire directe. L’Allemagne a d’abord envoyé seulement 5 000 casques, suscitant de vives critiques. Plus tard, sous pression américaine et européenne, l’Allemagne a commencé à fournir des armes avancées, telles que des tanks anti-aériens Gepard, des systèmes de défense aérienne IRIS-T et des obusiers automoteurs PzH 2000. En 2023, elle a accepté d’envoyer des tanks « Leopard 2 », mais seulement après avoir traîné les pieds et fait face à des pressions de l’OTAN. Bien que l’Allemagne soit devenue l’un des plus grands fournisseurs d’armes de l’Ukraine, ses retards ont nui à sa crédibilité en tant qu’allié de sécurité fiable.

Le changement le plus dramatique a été l’abandon rapide de l’énergie russe ; l’Allemagne a réussi à amener l’Europe à réduire les approvisionnements énergétiques en provenance de Russie. Berlin a arrêté le projet « Nord Stream 2 » et a rapidement commencé à construire des installations de GNL, augmentant les importations de gaz en provenance de Norvège, des États-Unis et du Qatar, tout en redémarrant des centrales à charbon pour atténuer la crise énergétique. Cependant, ce changement a eu un coût, entraînant une augmentation des prix et nuisant à l’industrie allemande ; cela a suscité un mécontentement public que les partis populistes d’extrême droite (AfD) ont exploité pour appeler à une reprise des relations économiques avec la Russie.

La fin de l’ère de l’alliance transatlantique

La réunion entre Trump et Zelensky dans le bureau ovale a révélé des changements fondamentaux dans les fondements des relations transatlantiques qui avaient duré près de huit décennies. Ce qui était autrefois une alliance solide basée sur des valeurs et des intérêts partagés est devenu conditionnel et soumis à des calculs de pouvoir et d’intérêts politiques changeants. Plus dangereusement, ces transformations reflètent non seulement des fluctuations dans les politiques de Trump mais indiquent une diminution de l’importance de l’Europe dans les stratégies des grandes puissances, tant à Washington qu’à Moscou, sous l’adoption par Trump d’une opinion rigide sur ce changement.

À la lumière de ces changements profonds, la question va au-delà de la simple redéfinition de l’équilibre des pouvoirs internationaux ; elle implique de redéfinir les valeurs et concepts qui gouvernent le système international. Le véritable défi ne réside pas dans ces transformations elles-mêmes mais dans la capacité des acteurs internationaux à absorber les tendances effectives dans le brouhaha généré par le paysage changeant. Dans ce contexte, l’Allemagne se trouve à un carrefour crucial ; elle doit abandonner son hésitation stratégique et adopter une politique étrangère plus indépendante et efficace.

L’Allemagne se définit encore plus par son passé que par sa préparation pour l’avenir. L’identité allemande d’après la Seconde Guerre mondiale a joué un rôle central dans la formation de sa politique étrangère, fondée sur des principes de paix, de diplomatie multilatérale et d’intégration européenne. Cependant, de nouveaux défis—qu’il s’agisse de la montée des mouvements d’extrême droite sur le sol national, de changements dans le système international ou des conséquences de la guerre en Ukraine—exigent que l’Allemagne repense son identité, exigeant qu’elle :

Transitionne d’une mentalité de « puissance civile » à celle de « puissance géopolitique » : L’Allemagne ne peut plus compter uniquement sur des mesures économiques diplomatiques, mais doit jouer un rôle plus efficace dans la sécurité européenne.

Élargisse sa compréhension de la responsabilité historique : Au-delà de se concentrer exclusivement sur sa relation avec la Russie, elle doit inclure des obligations morales envers l’Europe de l’Est, en particulier l’Ukraine, qui a souffert de l’agression russe.

Redéfinisse sa relation avec le pouvoir militaire : Passer d’un pays évitant les interventions militaires à un État prêt à défendre l’ordre européen, y compris en augmentant les dépenses de défense et en participant activement à l’OTAN.

Atteigne un équilibre entre l’identité allemande en tant que puissance pacifique et son besoin de dissuasion stratégique : Éviter de tomber dans le piège des sentiments nationalistes tout en restant prudente par rapport aux politiques d’apaisement envers des puissances expansionnistes comme la Russie.

Transformations stratégiques nécessaires

Alors que l’engagement américain envers la sécurité européenne s’effrite et que la tendance du trumpisme politique à Washington s’intensifie, l’Allemagne doit développer ses capacités défensives en s’éloignant d’une excessive dépendance aux États-Unis. Cela nécessite de restructurer ses politiques d’armement, d’investir dans des technologies militaires avancées au-delà des engagements traditionnels de l’OTAN, et de solidifier son rôle en tant que leader de la sécurité européenne capable de remplir ses responsabilités face aux menaces croissantes.

Concernant sa politique envers la Russie, adopter une approche claire et ferme basée sur une dissuasion efficace plutôt que sur la politique d’apaisement ratée est devenu essentiel. Berlin devrait renforcer sa présence militaire en Europe de l’Est, fournir un soutien militaire durable à l’Ukraine, éliminer enfin la dépendance à l’énergie russe et diversifier ses sources d’énergie pour garantir sa sécurité nationale. Sa relation avec Moscou devrait être basée sur une stratégie d’endiguement active qui empêche tout rapprochement déséquilibré qui pourrait répéter les erreurs du passé.

Dans sa relation avec les États-Unis, Berlin doit faire preuve de prudence concernant les transformations en cours avec une vision réaliste qui considère les probabilités d’un rôle réduit des États-Unis dans la sécurité européenne. Cela nécessite de renforcer les alliances de défense au sein de l’Europe et de s’engager dans des partenariats stratégiques dans la région indo-pacifique, en particulier avec le Japon et l’Australie, pour équilibrer les nouvelles tendances dans le système international. L’Allemagne devrait également réévaluer ses relations avec la Chine de manière équilibrée pour protéger ses intérêts économiques sans compromettre sa sécurité nationale ou sa position géopolitique.

La déclaration du chancelier Olaf Scholz d’un « tournant » dans la politique allemande ne devrait pas rester une simple rhétorique politique ; plutôt, le nouveau chancelier Friedrich Merz doit traduire cela en une stratégie pratique cohérente. Cela nécessite :

  1. Une réévaluation des priorités sécuritaires et économiques loin d’une mentalité purement commerciale.
  2. L’accélération de la réforme de l’armée allemande, en veillant à sa capacité à opérer dans des contextes de sécurité plus complexes.
  3. La réduction des barrières bureaucratiques lourdes qui entravent la mise en œuvre rapide des réformes.
  4. L’adoption d’une diplomatie proactive qui combine pouvoir doux et capacité militaire pour garantir la stabilité de l’Europe face aux défis géopolitiques croissants.

Aujourd’hui, l’Allemagne fait face à un test majeur ; elle ne peut plus éviter ses responsabilités en tant que puissance européenne centrale, et elle doit abandonner son hésitation à affronter les crises mondiales. Les années à venir seront déterminantes pour savoir si Berlin peut reformuler sa politique étrangère en fonction des changements fondamentaux du système international ou rester captif de calculs obsolètes qui se sont révélés infructueux.

Mohamed SAKHRI

Je suis Mohamed Sakhri, fondateur de World Policy Hub. Je suis titulaire d’une licence en science politique et relations internationales, ainsi que d’un master en études de sécurité internationale. Mon parcours académique m’a offert une solide base en théorie politique, affaires mondiales et études stratégiques, me permettant d’analyser les défis complexes auxquels sont confrontés aujourd’hui les États et les institutions politiques.

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