
Le modèle vietnamien représente une expérience hybride en politique mondiale, mêlant isolement et ouverture. Malgré la domination d’un parti unique dans la vie politique, le Vietnam est parvenu à développer une politique étrangère diversifiée et un environnement propice aux investissements, intégré au capitalisme mondial. Cela conduit certains à qualifier le pays de « terre d’opportunités ». D’un autre côté, la réaction hostile de la Chine aux revendications vietnamiennes en mer de Chine méridionale a rendu les citoyens vietnamiens plus réceptifs aux États-Unis qu’à la Chine, en matière de relations politiques, sécuritaires et économiques, ce qui a poussé le Viêt Nam vers une alliance sécuritaire non formelle avec Washington.
Dans ce contexte, douze experts offrent une vue d’ensemble complète de la politique, de l’économie, de la société et des relations étrangères du Viêt Nam à travers le livre Vietnam: Navigating a Rapidly Changing Economy, Society, and Political Order. L’ouvrage met en lumière les défis liés aux inégalités économiques et aux dommages environnementaux, et appelle à une amélioration du système d’enseignement supérieur. Cela permettrait au pays de bénéficier des effets indirects des investissements directs étrangers, d’attirer des entreprises de haute technologie cherchant à investir en dehors de la Chine, et de mettre en œuvre les réformes nécessaires si le Viêt Nam veut devenir un pays durable, moderne et à revenu élevé dans les décennies à venir.
Contrôle flexible :
Le Viêt Nam est un pays d’Asie du Sud-Est bordant la mer de Chine méridionale. Il a une longue histoire de transformations politiques, sociales et économiques. Le système politique vietnamien est une république socialiste, similaire à celui de son voisin chinois. Le pouvoir est exercé par un parti unique (le Parti communiste vietnamien, qui combine des éléments du capitalisme et du léninisme) qui contrôle la vie politique, l’armée, la police, l’appareil administratif et la justice. Toutefois, ce système se distingue relativement de celui de la Chine par sa plus grande flexibilité et son ouverture aux débats locaux. Il répond aux protestations publiques tant qu’elles ne remettent pas directement en cause l’État à parti unique, ses orientations et sa stabilité, et qu’elles respectent l’indépendance des entreprises étrangères et privées.
Dans ce contexte, la société civile vietnamienne opère à l’intérieur du système existant sans le contredire, d’autant plus que ce système contrôle les médias et la conscience collective. Le livre souligne donc un décalage entre la société et le parti au pouvoir. Il ajoute que le Viêt Nam a réussi à combiner d’une part un système autoritaire, et d’autre part les dynamiques du capitalisme mondial, ainsi qu’une politique étrangère caractérisée par la diversité de ses partenaires internationaux, sans entrer dans des alliances militaires ni s’aligner sur une puissance spécifique dans le système international.
Ouverture capitaliste :
Le livre fournit une évaluation précise et complète du développement économique rapide du Viêt Nam, dans le cadre de la politique de « Đổi Mới » (Renouveau), nom donné aux initiatives économiques vietnamiennes lancées en 1986. Il aborde également les investissements étrangers et le développement des investisseurs locaux. Avant l’unification du pays en 1975, le Viêt Nam était divisé entre le Nord communiste et le Sud soutenu par les États-Unis, une division qui prit fin avec la victoire du Nord en 1975 et l’unification du pays sous régime communiste. Comme d’autres pays socialistes, le Viêt Nam s’est orienté vers une économie de marché au lieu d’une économie dirigée où le parti au pouvoir contrôle toute l’activité économique. Cependant, le Viêt Nam se distingue en ce que l’économie de marché n’a pas entièrement remplacé l’économie dirigée.
Conjointement à l’effondrement de l’Union soviétique, le Parti communiste vietnamien a adopté à la fin des années 1980 la politique du « Đổi Mới » visant à libéraliser l’économie après des années de contrôle centralisé. L’État a également envoyé de jeunes Vietnamiens étudier et travailler en Europe de l’Est dans le cadre de cette réforme. En 1999, la Loi sur les entreprises a été promulguée pour faciliter la transition vers une économie de marché. Elle a simplifié la création d’entreprises et permis une augmentation des investissements locaux et étrangers, accélérant ainsi la croissance économique.
Au fil des années, avec le retour des citoyens de l’étranger, le secteur privé s’est structuré, donnant naissance à une classe d’investisseurs locaux, les oligarques vietnamiens. Le livre les définit comme un groupe de citoyens devenus milliardaires, possédant d’énormes entreprises et accumulant des richesses en se concentrant sur des investissements ciblés, notamment dans l’immobilier et les services bancaires. Ces investisseurs sont soutenus par les élites politiques et disposent de stratégies spécifiques pour protéger leurs acquis.
Cependant, plusieurs menaces pèsent sur leur richesse, notamment la faible capacité des PME à rivaliser avec les entreprises étrangères ou publiques, qui disposent de capitaux importants et de connexions politiques favorables. Le livre examine plusieurs stratégies, certaines rares (comme la délocalisation des investissements ou le transfert de richesse à l’étranger) et d’autres plus courantes, telles que : l’invitation d’investisseurs internationaux stratégiques, la soumission des intérêts commerciaux au droit international, ou encore le remplacement des entreprises publiques comme instruments de la politique industrielle. Le livre appelle donc le parti au pouvoir à garantir un traitement équitable aux entreprises privées, notamment l’accès équitable à la terre, au capital et aux autres ressources.
Réformes des services :
L’ouvrage traite également de l’impact de la croissance économique rapide sur le bien-être des citoyens, notamment l’éducation, la santé, le modèle familial vietnamien, les politiques de lutte contre la pauvreté et les inégalités, et la protection de la santé publique. Malgré une baisse de la production intérieure, le gouvernement a mobilisé des ressources pour améliorer les secteurs des services, notamment la santé. Les événements historiques successifs ont poussé l’État à utiliser les fruits des réformes du marché pour réformer les autres services. Cependant, un écart croissant apparaît dans l’accès à une éducation et des soins de qualité, ce qui condamne une partie de la population à des emplois précaires et faiblement rémunérés, freinant l’amélioration de la productivité du travail et menaçant la stabilité sociale à long terme.
Concernant les services de santé, le Conseil des ministres vietnamien a lancé en 1992 un « programme d’assurance maladie sociale » pour les travailleurs, sans inclure de soutien direct aux pauvres, se limitant à des exemptions de frais non financées pour certains groupes. Ce programme n’a donc pas eu d’effet notable à ses débuts. Cependant, le gouvernement s’y est ensuite fortement impliqué, jusqu’à le rendre accessible à de nombreuses catégories, notamment les enfants et les personnes âgées. En 2020, le programme visait plus de 90 % de la population, dans le cadre de l’objectif d’une couverture universelle d’ici 2030. Le Viêt Nam travaille aussi à consolider l’assurance santé universelle, c’est-à-dire la fourniture de soins de qualité à tous les résidents.
Mais le secteur de la santé est confronté à un défi avec l’élévation du niveau de vie des citoyens, ce qui s’accompagne d’une augmentation des attentes quant à la qualité des services, et donc des coûts pour l’État, notamment depuis la pandémie de Covid-19. Dans le cadre du « Đổi Mới », le livre demande au gouvernement vietnamien d’élargir la privatisation du secteur de la santé, d’impliquer le secteur privé dans le financement et la gestion des établissements de santé, afin de réduire les coûts pour l’État, le tout dans les objectifs de l’assurance santé universelle défendue par le parti.
Sur le plan environnemental, le livre constate que l’expansion agricole dans le cadre du « Đổi Mới » a généré des avantages mais aussi des défis. Les stratégies gouvernementales ont permis une hausse de la production agricole, assurant la sécurité alimentaire du pays, au point que le Viêt Nam est devenu exportateur. Mais cette expansion a accru la pression sur l’environnement, entraînant la dégradation des terres et la pollution des sols et de l’eau. Ainsi, la durabilité environnementale doit devenir une priorité pour le parti, alors que les Vietnamiens réclament une meilleure protection de leur environnement.
Des contextes changeants :
Le livre aborde la manière dont le Viêt Nam gère ses relations étrangères. À la fin des années 1980, la majorité du monde associait encore le pays à la guerre, la pauvreté, les réfugiés, et à une économie planifiée inefficace. Mais dès les années 1990, les grandes puissances ont commencé à voir en lui un partenaire stratégique potentiel, notamment dans le contexte de la rivalité entre les États-Unis et la Chine émergente. Les investisseurs internationaux ont alors commencé à percevoir le Viêt Nam comme une terre d’opportunités.
Le Parti communiste vietnamien a fait preuve de talent dans l’équilibrage de la politique étrangère entre la Chine et les États-Unis, une manœuvre à hauts risques mais aussi à hauts gains. Le parti a réussi, au fil des décennies, à intégrer le pays dans des organisations régionales et internationales comme l’ASEAN et les Nations unies. En revanche, les relations sino-vietnamiennes sont complexes, oscillant entre tensions et paix. Bien que la Chine soit le plus grand voisin socialiste du Viêt Nam, son principal partenaire commercial et son plus ancien soutien diplomatique, la guerre entre les deux pays en 1979 a provoqué une décennie de relations tendues.
Cependant, le livre distingue l’orientation extérieure du Viêt Nam en tant que parti et en tant qu’État. Le parti considère la Chine comme un allié stratégique partageant les mêmes orientations idéologiques et culturelles, et voit le camp libéral occidental mené par les États-Unis comme un adversaire de la pensée communiste conservatrice sur les questions de démocratie et de libertés. À l’inverse, l’État vietnamien entretient des tensions avec la Chine sur la souveraineté en mer de Chine méridionale, tout en considérant Washington comme un partenaire stratégique clé, surtout depuis la publication de la vision commune en 2015 (respect des systèmes politiques, indépendance, souveraineté, et intégrité territoriale). Ainsi, l’équilibre de la politique étrangère vietnamienne repose sur les priorités nationales.
Le livre conclut que le Viêt Nam a réussi à concilier ce qui semble inconciliable : un système à parti unique et une économie de marché intégrée aux chaînes de valeur mondiales, grâce à la politique du « Đổi Mới », ce qui a conduit à une croissance remarquable et renforcé la légitimité du parti. Par conséquent, la stabilité du parti est primordiale, car l’avenir du pays dépend en grande partie de sa capacité à relever les défis politiques, économiques et sociaux, tant internes qu’externes.
Source :
Börje Ljunggren et Dwight H. Perkins (dir.). Vietnam: Navigating a Rapidly Changing Economy, Society, and Political Order. Harvard University Press, 2023.