Le système international actuel se dirige fortement vers la fragmentation et la division, avec l’escalade des troubles et des conflits géopolitiques, en particulier les guerres en Ukraine et à Gaza et leurs répercussions sur l’économie mondiale, la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, ainsi que les prévisions du Fonds monétaire international d’une baisse de 5 % de la croissance économique mondiale, de l’augmentation de l’inflation, et de l’accroissement de la pauvreté et de la marginalisation sociale, notamment dans les pays du Sud.

Face à ces contextes mondiaux turbulents, une stratégie double émerge pour les pays du Sud, prenant deux formes principales : l’une politique, caractérisée par l’adoption d’une politique de multiples alliances, et l’autre économique, visant à atténuer les risques. Cette stratégie cherche à améliorer la proximité des pays du Sud avec les principaux pôles du système mondial tout en se libérant des contraintes idéologiques du passé et en renforçant la coopération économique entre les pays du Sud eux-mêmes.

À cet égard, un document de recherche publié par l’Institut français des relations internationales intitulé “Multi-alignement et de-risking : réponses du Sud global à la fragmentation du monde” analyse cette stratégie double, définissant le cadre de la réponse du Sud global à la division du monde, discutant des formes de mitigation des risques dans le Sud global, et renforçant la coopération entre les pays du Sud. Enfin, le document propose des scénarios futurs potentiels pour réduire les risques dans les pays du Sud global.

Multiples Alliances :

Récemment, les pays du Sud ont intensifié leurs efforts pour imposer de véritables réformes au système mondial afin qu’il devienne plus équitable et juste, dans un contexte de crises économiques, sociales et climatiques croissantes. La pandémie de COVID-19 a également suscité beaucoup de frustration et de colère parmi les pays du Sud global concernant leur accès aux vaccins et leur priorisation par les pays développés. De plus, la guerre en Ukraine a aggravé les difficultés économiques et financières dans le Sud en raison de l’augmentation des prix du pétrole et des matières premières, ce qui a conduit à une aggravation des difficultés financières dans les pays du Sud et à l’émergence d’une nouvelle crise de la dette.

En réponse, la stratégie de “multiples alliances” a émergé comme l’un des principaux développements dans la relation entre les pays du Sud global et les pôles du système mondial. Cette stratégie vise à améliorer les positions de négociation des pays du Sud et à défendre mieux leurs intérêts à travers un réseau d’alliances multiples avec différents pôles internationaux.

Cette stratégie croise la politique de non-alignement qui prévalait durant l’ère de la bipolarité, lorsque les pays du Sud nouvellement indépendants avaient choisi de ne pas s’aligner avec l’un des pôles de la guerre froide tout en cherchant à exercer des pressions pour empêcher le monde de sombrer dans un nouveau conflit mondial. Cependant, le contexte mondial actuel est fondamentalement différent de l’ère de la guerre froide et aussi de l’ère d’hégémonie américaine après la chute de l’Union soviétique, car le système mondial actuel se dirige vers une multipolarité avec l’émergence de plusieurs nouvelles puissances émergentes, telles que la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie et l’Afrique du Sud, qui ont ensuite formé le groupe BRICS.

Dans ce nouveau contexte, la stratégie de multi-alignement adoptée par certaines forces du Sud global devrait évoluer vers un monde multipolaire. Cette stratégie basée sur une pluralité d’alliances diffère fondamentalement de la stratégie de non-alignement en ce sens qu’elle ne repose pas sur des choix idéologiques. En effet, il s’agit d’une stratégie pratique et réaliste suivie par de nombreux pays du Sud global pour défendre leurs intérêts et se protéger des grandes menaces qui pèsent sur le monde aujourd’hui.

La mise en œuvre de cette stratégie nécessite des conditions clés qui ne sont pas à la disposition de nombreux pays du Sud global, notamment la nécessité d’une avantage géostratégique, financier, économique ou de ressources naturelles vitales dans les pays cherchant à appliquer la stratégie de “multiples alliances”, ce qui leur permettrait de résister aux pressions des grandes puissances et au mécontentement de certains de leurs anciens alliés. De plus, cette stratégie requiert une grande stabilité politique dans les pays du Sud, ce qui aide à garantir la continuité de leurs options géostratégiques. Le cas du Brésil est souvent cité à cet égard, avec la réélection du président Luiz Inácio Lula da Silva en 2022, ce qui a conduit à des choix stratégiques radicalement différents de ceux de son prédécesseur Jair Bolsonaro.

Le Cas de l’Inde :

De nombreux chercheurs ont étudié l’évolution des positions de certains pays du Sud dans un monde multipolaire et ont expliqué cette nouvelle stratégie de renforcement des alliances. Dans un article intitulé “Avantages Concurrentiels : L’Opportunité de l’Inde en tant que Grande Puissance”, l’ancienne ministre des Affaires étrangères indienne et ancienne ambassadrice en Chine et aux États-Unis, Nirupama Rao, a souligné les efforts de New Delhi pour développer cette stratégie en fonction des grandes puissances et du monde multipolaire, en particulier avec quatre acteurs clés qui influencent ses choix stratégiques.

L’Inde fait face à des défis majeurs dans sa relation avec la Chine, surtout en raison des conflits frontaliers ayant conduit à des confrontations militaires et à des tensions considérables entre les deux pays. Cependant, ces conflits n’ont pas poussé l’Inde à rompre ses relations commerciales avec la Chine, qui reste son principal partenaire commercial. De plus, New Delhi est restée membre de l’Organisation de coopération de Shanghai, dominée par Pékin.

Le deuxième partenaire principal de l’Inde est l’Occident, en particulier la France et les États-Unis, avec une coopération englobant des domaines économiques, notamment les technologies avancées, ainsi que les domaines de la sécurité et de la défense. Washington et New Delhi partagent des informations militaires et de sécurité, et les États-Unis aident à former des responsables militaires indiens. En outre, l’Inde est aussi membre du dialogue de sécurité quadrilatéral, une coalition établie par les États-Unis en 2007 avec l’Australie, le Japon et l’Inde pour contrer l’influence chinoise en Asie et dans l’océan Indien.

La Russie est le troisième acteur dans l’équation stratégique indienne. Bien que l’Inde ait refusé de rejoindre l’Occident pour condamner l’intervention militaire russe en Ukraine, elle a exprimé son désaccord à cet égard et a souligné l’importance de respecter les frontières nationales. Parallèlement, l’Inde continue de compter sur la Russie pour l’achat d’équipements militaires et s’appuie sur son influence pour apaiser les tensions avec la Chine. Enfin, l’Inde cherche à maintenir son influence dans les pays du Sud global, notamment par une participation active au groupe BRICS, tout en poursuivant son engagement sur le continent africain.

Atténuation des Risques :

Le concept de “mitigation des risques” est couramment utilisé dans le secteur financier, où les institutions financières ou bancaires peuvent décider de réduire ou de mettre fin à leurs relations avec certains clients ou catégories de clients présentant des risques importants. Ce concept a récemment été transféré à l’analyse géoéconomique et est devenu une question centrale dans de nombreux pays, notamment en Europe et aux États-Unis. Le terme a été utilisé pour la première fois par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en mars 2023, lors d’une conférence sur les relations entre l’Union européenne et la Chine, où elle a souligné que la relation entre les deux parties est cruciale mais caractérisée par des déséquilibres significatifs en faveur de Pékin. Dans ce contexte, elle a appelé à mettre en œuvre une stratégie de “mitigation des risques” par des moyens diplomatiques. L’administration américaine a également adopté cette idée.

Ainsi, la stratégie de “mitigation des risques” constitue une réponse mondiale des États-Unis et des pays européens et occidentaux pour réduire leur dépendance stratégique vis-à-vis de la Chine, cette stratégie cherchant à éviter la voie du découplage de la Chine, qui poserait d’importants défis aux pays occidentaux. Dans ce cadre, les États-Unis ont défini pour eux-mêmes quatre objectifs stratégiques : ralentir l’essor économique de la Chine et maintenir la supériorité de l’économie américaine sur l’économie mondiale ; limiter l’accès de la Chine aux nouvelles technologies ; réduire la capacité de la Chine à accéder aux technologies militaires tout en maintenant sa dépendance aux États-Unis dans ce domaine ; et diminuer la forte dépendance des pays occidentaux vis-à-vis des pays émergents touchés par la pandémie de COVID-19 dans certains secteurs, en particulier les médicaments, les ingrédients actifs et de nombreux autres produits et équipements médicaux.

La stratégie de mitigation des risques vise à protéger les États-Unis et à bâtir leur compétitivité dans des secteurs vitaux, notamment la technologie numérique et la révolution verte. Dans le premier domaine, il s’agit notamment des secteurs de l’intelligence artificielle, des semi-conducteurs et de l’informatique quantique, tandis que dans le second, il s’agit des matières premières et des technologies clés pour la transition verte, telles que le lithium, les batteries et d’autres technologies associées aux véhicules électriques, ainsi que d’autres équipements comme les panneaux solaires. Il s’agit de garantir l’autonomie de l’économie américaine dans sa transition vers une économie verte et de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine.

Cependant, cette stratégie fait face à de nombreux défis, y compris l’interconnexion forte entre les États-Unis et la Chine concernant un certain nombre de produits stratégiques. En fin de compte, cela pourrait compromettre les chaînes de valeur mondiales et accélérer la fragmentation de l’économie mondiale. De plus, le discours mondial sur la mitigation des risques se concentre actuellement sur les stratégies et les politiques mises en œuvre par les États-Unis et tous les pays occidentaux, en négligeant les dynamiques en cours dans les pays du Sud global.

Scénarios Futurs :

L’avenir du système mondial et les perspectives pour le monde à venir sont des sujets centraux de discussions publiques entre les think tanks et les institutions du Sud global. Plusieurs scénarios sont considérés dans ces discussions, les plus marquants étant :

Scénario Un : Accélération de la Fragmentation : Ce scénario repose sur l’hypothèse d’une intervention accrue des puissances géoéconomiques et de l’impact des conflits dans le système mondial ; renforçant ainsi les tensions entre les grands blocs. Ce scénario pourrait accélérer le rythme de la fragmentation actuelle, avec les pays du Sud global renforçant leur coopération dans divers domaines commerciaux, financiers et industriels. En fin de compte, cela pourrait conduire à l’émergence d’un nouvel état de non-alignement global. Cependant, ce scénario semble le moins réaliste pour plusieurs raisons, notamment le niveau élevé d’interdépendance économique et industrielle, ainsi que le désir d’un grand nombre de pays du Sud global d’adopter une approche moins idéologique et plus pragmatique, et de rejoindre la stratégie de multipolarité.

Scénario Deux : Nouvelle Coopération : Cela nécessite une réforme substantielle du système mondial et un consensus mondial sur la nécessité de construire un monde multipolaire dans lequel les pays du Sud global peuvent jouer un rôle important. Ce scénario implique des réformes profondes des institutions politiques, économiques et financières du système mondial héritées de la Seconde Guerre mondiale afin de refléter l’état actuel des relations de puissance. Ce scénario est cependant résistant aux nations occidentales.

Scénario Trois : Maintien du Statut Quo : Le dernier scénario suppose la continuité des troubles actuels, ce qui conduire à un degré élevé d’incertitude et d’instabilité dans le système mondial, tout en maintenant des stratégies de mitigation des risques et des réponses immédiates pour gérer les conflits en cours et empêcher qu’ils ne se transforment en crises ouvertes.

En conclusion, les risques de fragmentation de l’économie sont devenus plus urgents avec l’évolution des conflits en Europe et au Moyen-Orient, ainsi que le danger de leur propagation et d’intensification des guerres commerciales. Ces risques mondiaux marqueront un retour au nationalisme économique et aux stratégies de souveraineté que les grandes puissances économiques mondiales mettent en œuvre. Cependant, les pays du Sud global ont récemment changé leurs stratégies pour s’adapter au nouveau monde, tant sur le plan politique par le biais de la stratégie de multipolarité, que sur le plan économique en renforçant la coopération et les échanges entre pays et en adoptant des stratégies de mitigation des risques. Ces stratégies et réponses pourraient renforcer les tendances vers la fragmentation du système mondial, à moins qu’une nouvelle dynamique émerge qui affirme la coopération et un nouveau multilatéralisme.

Source :
Hakim Ben Hammouda, « Multi-alignement et de-risking. Les réponses du Sud global à la fragmentation du monde », Ifri, 2024.

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