Que retenir de la première visite du Secrétaire à la Défense américain en Asie ?

Au cours de la dernière semaine de mars 2025, le Secrétaire à la Défense américain Pete Hegseth a effectué sa première visite dans plusieurs pays de la région indo-pacifique depuis sa prise de fonction. La tournée a inclus le Japon, les Philippines, Hawaï et Guam. Selon un communiqué du Département de la Défense américain, la visite a comporté des rencontres avec des hauts responsables militaires de ces pays pour renforcer les alliances et les partenariats visant à réaliser une vision de l’Indo-Pacifique “libre et ouvert”, ainsi qu’à renforcer la sécurité régionale.

Concurrence intense :

Cette tournée intervient dans un contexte d’accélération de plusieurs développements régionaux dans l’Indo-Pacifique, qui peuvent être résumés comme suit :

1. Expositions militaires concurrentes : La Chine a effectué une série d’exercices militaires avec tir réel s’étendant du détroit de Taïwan à la mer de Tasman (située dans le sud du Pacifique entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande), s’appuyant sur des systèmes d’armes “hautement efficaces”. De plus, des exercices de préparation au combat avec munitions réelles ont eu lieu dans les domaines terrestre et aérien près de Taïwan, impliquant le déploiement de 45 avions militaires et de 14 navires de guerre, considérés comme un test de la capacité des États-Unis et de leurs alliés à faire face aux menaces militaires et des limites du soutien américain à leurs alliés sous l’administration de l’ancien président Donald Trump.

En réponse, Taïwan a déployé des avions militaires et des navires de guerre pour surveiller la situation, tandis qu’il a été rapporté que les États-Unis avaient déployé des plateformes de lancement de missiles Typhoon vers un nouveau site aux Philippines (de l’aéroport de Laoag à un autre site sur l’île de Luçon) pour améliorer la résilience des Philippines lors des confrontations. Ces plateformes peuvent cibler des objectifs russes et chinois depuis le territoire philippin. Cette arme avait précédemment suscité de vives critiques de la part de la Chine et de la Russie, le ministère chinois des Affaires étrangères accusant les Philippines en janvier 2025 d’attiser les tensions régionales et les exhortant à “corriger ses pratiques erronées”.

2. Alignement régional : Les Philippines ont invité l’Inde à rejoindre ce qui est appelé l'”Alliance SQUAD”, une coalition émergente s’élargissant depuis le Quad (QUAD), qui comprend les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde ; elle vise principalement à contrer l’expansion régionale de la Chine dans l’Indo-Pacifique.

Les responsables de la défense du Quad ont affirmé lors de leur réunion le 20 mars 2025 que la présence chinoise dans la région suscite des inquiétudes. Des responsables philippins ont participé à la réunion, le chef d’état-major des forces armées philippines, le général Romeo Brawner Jr., notant que la construction par la Chine d’îles artificielles lui confère un contrôle effectif sur l’ensemble de la mer de Chine méridionale, par où transitent plus de 50 % du commerce mondial.

Assurance pour les alliés :

Cette visite du Secrétaire à la Défense américain marque la première de ce type dans la région depuis sa prise de fonction, et les principaux objectifs et résultats peuvent être résumés comme suit :

1. Efforts américains pour rassurer les alliés : Washington visait à transmettre des messages d’assurance à ses alliés de l’Indo-Pacifique, notamment en raison des craintes de ces parties quant à la possibilité que les États-Unis réduisent leurs engagements en matière de sécurité à leur égard. Dans un discours adressé aux diplômés du Centre Daniel K. Inouye d’études sur la sécurité en Asie et dans le Pacifique à Honolulu, le Secrétaire a souligné que son pays se tiendrait aux côtés de ses alliés et partenaires pour dissuader ce qu’il a qualifié d'”agression chinoise”.

Au préalable, le Secrétaire américain avait réaffirmé à son homologue philippin, lors d’un appel téléphonique en février 2025, l’engagement des États-Unis envers le traité de défense mutuelle de 1951 entre les deux pays, soulignant son importance pour garantir la sécurité et la prospérité de la région indo-pacifique. Ils ont également discuté de l’amélioration de la coopération et du renforcement des capacités des forces armées philippines.

La visite du Secrétaire américain coïncide avec le début des exercices annuels “Balikatan”, les plus grandes manœuvres militaires conjointes entre les Philippines et les États-Unis, prévues pour avril 2025 près de la mer de Chine méridionale. Cet exercice se concentre sur le renforcement des opérations conjointes dans tous les domaines, le renforcement des capacités de combat et la démonstration d’un engagement bilatéral fort pour protéger l’intégrité territoriale des Philippines.

2. Affirmation de l’engagement à défendre les territoires des États-Unis : Lors de sa visite, Hegseth a réitéré les engagements défensifs de l’administration Trump concernant les territoires américains dans le Pacifique, tels que Guam et les îles Mariannes du Nord, indiquant que toute attaque contre eux serait considérée comme une attaque contre le continent américain, justifiant une “réaction appropriée”. Il a déclaré que son pays ne recherchait pas la guerre avec la Chine mais se préparait à contrer les menaces chinoises.

Cet engagement américain intervient alors que l’on assiste à une montée des discussions sur l’avenir de Guam en tant que territoire américain, avec certains habitants appelant à une pleine souveraineté et à la fin du colonialisme sous un mandat des Nations unies, dirigé par le peuple Chamorro (les habitants autochtones de Guam), compte tenu du niveau de vie en déclin des résidents de l’île. Le Secrétaire a discuté des défis auxquels l’île est confrontée avec la gouverneure Lou Leon Guerrero, y compris sa quête de financement pour construire un nouvel hôpital, évalué à environ 600 millions de dollars, afin d’améliorer la préparation à faire face à un grand nombre de victimes, qu’elles soient dues aux conflits ou aux catastrophes naturelles.

Lors d’une réunion militaire, Hegseth a reçu des informations de la part de dirigeants d’installations militaires et de hauts commandants à Guam, détaillant les capacités militaires et la croissance future. L’importance cruciale de la base aérienne Andersen dans la région indo-pacifique a été soulignée, avec la nécessité de renforcer les capacités militaires pour renforcer la dissuasion et faire face à d’éventuelles menaces ou confrontations militaires. Parallèlement, Hegseth a également réussi à établir un accord avec le président des États fédérés de Micronésie, Wesley Simina, pour commencer la planification et la construction de projets d’infrastructure militaire d’une valeur de 400 millions de dollars.

3. Renforcement de la coopération défensive avec les Philippines : Le Secrétaire à la Défense américain a confirmé l’engagement de continuer à fournir un soutien et un financement militaire aux Philippines d’un montant de 500 millions de dollars. Cela a été salué par son homologue philippin, comme un signe de l’engagement américain envers l’alliance et le traité de défense mutuelle entre les deux pays. Ils ont également convenu d’améliorer la coopération dans les domaines des technologies de l’information et de la cybersécurité.

Lors de la visite, il a été convenu que les États-Unis déploieraient des capacités avancées supplémentaires aux philippines, y compris l’utilisation du système de missiles (Nmesis) anti-navires et des véhicules de surface pilotés de haute efficacité lors des manœuvres Balikatan mentionnées plus tôt, ainsi que du renforcement de l’interopérabilité opérationnelle des opérations avancées et de l’accord sur la réalisation d’un entraînement bilatéral pour les forces opérationnelles spéciales. Les deux parties ont également annoncé l’élaboration d’un plan pour rétablir la dissuasion dans la région indo-pacifique par l’approfondissement des voies de coopération bilatérales, de formation, de financement et d’amélioration de la présence américaine.

D’autre part, plusieurs domaines prioritaires pour la coopération industrielle en matière de défense ont été identifiés, tels que : les systèmes non habités, les composants de munitions et de matériaux explosifs, les minéraux critiques, le soutien logistique, l’entretien et la réparation de navires et d’avions, l’intégration de l’espace aérien, la fabrication additive (impression 3D), la production de pièces de rechange et de composants pour des systèmes militaires.

4. Renforcement de la coordination défensive avec le Japon : Les ministres de la Défense américain et japonais ont convenu d’améliorer la coordination entre l’armée américaine et les forces d’autodéfense japonaises, ainsi que de renforcer les capacités de dissuasion et de réponse de l’alliance des deux pays, sur la base des résultats du sommet entre le Premier ministre japonais Shigeru Ishiba et le président américain Donald Trump en février 2025.

Lors de la visite de Hegseth à Tokyo, un accord a été conclu pour accélérer le plan de production conjointe de missiles air-air AMRAAM de portée hors ligne de vue et pour étudier la coopération dans la production de missiles de défense aérienne SM-6 sol-air, afin d’aider à atténuer les pénuries de munitions. Hegseth a demandé à son homologue japonais de faciliter un meilleur accès aux îles stratégiques situées dans le sud-ouest du Japon, le long de la frontière contestée de la mer de Chine orientale près de Taïwan.

Le ministre américain a indiqué que son pays avait commencé à développer ses forces militaires au Japon pour établir un “quartier général de combat”, constituant la première phase de la réorganisation des forces américaines au Japon annoncée sous l’administration Biden ; cela améliorerait leur capacité à coordonner les opérations avec les forces d’autodéfense japonaises et à “tenir l’adversaire dans le flou” en créant des dilemmes stratégiques dans la région.

Au cours de sa visite au Japon, le ministre américain a affirmé que son pays réaliserait une dissuasion forte et fiable contre tout acte hostile et coercitif de la Chine dans la région indo-pacifique, et son homologue japonais a confirmé que son pays serait en première ligne de tout événement pouvant survenir dans l’ouest du Pacifique en coopération avec les États-Unis. Hegseth a également souligné la force exceptionnelle de l’alliance entre l’Amérique et le Japon.

Ambiguïté persistante :

Cette visite du Secrétaire à la Défense américain a suscité certaines réactions, en plus des implications et des significations qu’elle porte, qui peuvent être résumées comme suit :

1. Critiques chinoises : La Chine a averti Washington de ne pas intervenir dans ce qu’elle a qualifié de “problème asiatique”, mettant en garde contre des actions qui pourraient perturber la stabilité régionale. Le ministère chinois des Affaires étrangères a également critiqué la caractérisation du Japon comme un “État combattant indispensable” face à la Chine, et a accusé les États-Unis d’utiliser un discours sur la “menace chinoise” comme prétexte pour susciter des confrontations idéologiques et aggraver les conflits en utilisant certains pays de la région comme arme pour renforcer leur hégémonie régionale.

La presse chinoise a décrit la tournée asiatique de Hegseth et sa visite au Japon comme une incarnation de la politique américaine de la “carotte et du bâton” visant à lier étroitement le Japon à l’agenda géopolitique américain. Elle a exhorté le Japon à apprécier les efforts déployés pour améliorer les relations sino-japonaises, afin de ne pas compromettre ces gains.

2. Inquiétudes persistantes concernant les politiques de Trump : Bien que la tournée ait principalement visé à rassurer les alliés de Washington sur les politiques à venir de l’administration Trump, des inquiétudes subsistent parmi ces alliés, principalement en raison de l’ambiguïté persistante concernant les dépenses américaines, où il y a des craintes que les États-Unis ne poussent leurs alliés à assumer le fardeau de développer leurs capacités militaires sans se reposer sur le soutien américain ; précédemment, Trump avait décrit le traité entre les États-Unis et le Japon comme “un accord intéressant où nous devons les protéger, mais ils ne sont pas tenus de nous protéger”.

De même, au cours de son premier mandat, il avait déclaré que le Japon devrait payer davantage pour accueillir les forces américaines, des commentaires qui ont suscité des inquiétudes sur la possibilité d’exiger au Japon d’augmenter ses allocations de dépenses militaires ou de brandir la menace de tarifs douaniers contre ses exportations. Dans ce contexte, l’ambassadeur philippin aux États-Unis, Jose Manuel Romualdez, a mis en garde que la présence américaine dans l’Indo-Pacifique ne durerait pas éternellement.

3. Exclusion de la Corée du Sud de l’agenda de la visite : Il était d’usage que la tournée américaine dans la région inclue une visite à l’allié principal, la Corée du Sud ; cependant, elle a été exclue de la tournée effectuée par Hegseth en raison de troubles politiques survenus après la déclaration de la loi martiale dans le pays le 3 décembre 2024, ce qui avait également conduit l’ancien Secrétaire à la Défense Lloyd Austin à l’exclure de sa récente visite en Asie.

L’exclusion de Séoul de cette tournée a été interprétée comme un message à la Chine, qui cherche à exploiter les troubles politiques en Corée du Sud pour renforcer ses efforts en faveur de forces politiques pro-chinoises dans le pays, selon ce que pensent les milieux américains. Par conséquent, Washington a délibérément inclus Manille dans la première visite du nouveau Secrétaire à la Défense en tant que confirmation d’une approche hostile contre Pékin.

En conclusion, cette tournée porte de nombreuses implications quant à l’approche des États-Unis vis-à-vis de leurs alliés en Asie et dans les océans Indien et Pacifique, malgré les contradictions potentielles dans les politiques américaines à leur égard. Bien que la politique américaine soit susceptible de rester incertaine quant à son évolution future, le principal déterminant des perspectives de paix régionale dépendra des mouvements des alliés régionaux et de leur capacité à équilibrer la coordination avec les États-Unis d’une part, et à maintenir une flexibilité et un équilibre avec la Chine d’autre part, afin d’éviter un scénario de confrontation militaire, sans avoir à choisir entre s’allier avec l’un ou l’autre au détriment de l’autre.