Dans un contexte en mutation où la nouvelle administration américaine redessine les règles du système international — y compris des aspects tels que la migration, les mouvements de population et la mondialisation économique — il existe une contradiction claire entre le désir des puissances internationales, menées par les États-Unis, d’accroître leur influence géopolitique et commerciale, et une volonté contraire de fermer les frontières et de restreindre la mobilité humaine à l’échelle mondiale. Basé sur plus de vingt ans de recherche dans divers domaines à travers le Nord et le Sud global, ainsi que dans des zones de départ, de transit et de réception, le livre récemment publié de Thomas Lacroix, L’État sans frontières : Comment les migrations transforment l’État de l’Université de Lyon, fournit aux spécialistes une boîte à outils conceptuelle pour comprendre les pratiques migratoires et les politiques étatiques, mettant en évidence la relation entre l’État et les dynamiques transnationales contemporaines.

Une Perspective Différente sur la Migration :

Dans l’introduction, Lacroix passe en revue la littérature politique et sociale sur la migration transnationale contemporaine, qui, depuis des décennies, s’est articulée autour du contexte de développement du capitalisme occidental après la Seconde Guerre mondiale, en particulier à travers l’émergence de communautés dans le Sud global dans un contexte de division internationale du travail inégale. Les théoriciens de la migration se sont rarement préoccupés de la notion d’État ; la migration a été interprétée comme un résultat partagé de facteurs d’attraction dans les pays de destination (marché du travail, niveaux de salaire, sécurité) et de facteurs de repoussoir dans les pays de départ (guerre, chômage, pauvreté, changement démographique). La migration est restée un phénomène d’une plus grande importance pour les sociétés et leurs économies que pour les États eux-mêmes.

La chute du mur de Berlin, les transformations du début des années 1990 et la fin de la bipolarité n’ont pas remis en question cette lecture économique de la migration. Les travaux de cette époque ont fourni une lecture de la mondialisation migratoire saturée de libéralisme, considérant la mobilité de la population à travers les frontières comme une libération de la division du travail post-coloniale. Ainsi, l’auteur n’adopte pas une approche économique unique sur la migration ; il réintègre plutôt la mondialisation migratoire dans le cadre de la transformation de l’État et des politiques.

Il définit la migration comme un produit de la relation entre l’État transnational — signifiant l’ensemble des politiques et des mécanismes adoptés par les États pour réguler les flux transfrontaliers — et la communauté transnationale, définie comme le réseau d’institutions sociales qui facilitent le maintien des liens, des pratiques et des relations à travers les frontières. L’objectif est de comprendre comment l’État se rapporte aux flux transnationaux pour les stopper, les encourager ou les diriger.

La Structure du Livre :

Le livre est divisé en deux parties. La première section explique les dynamiques de la migration transfrontalière, de l’émergence de ces champs sociaux au-delà des frontières à leur disparition ou à leur continuation sous la forme de diasporas. La deuxième partie traite du rôle de l’État et de son évolution en réponse aux changements dans la mondialisation migratoire. Elle examine comment les États développent un tissu institutionnel transnational reposant sur des composants des communautés transnationales : institutions sociales et connexions religieuses et culturelles qui organisent les relations entre les migrants. Il s’intéresse notamment à la fin du modèle de l’État westphalien, qui se contentait de gérer sa population à l’intérieur de ses frontières. Le chercheur s’appuie sur la littérature antérieure publiée sur la mondialisation migratoire et ses impacts sur le développement des régions de départ. Méthodologiquement, ce travail combine diverses études de terrain menées dans des zones de départ au Maroc et au Pendjab, et dans des zones de réception en France, en Grande-Bretagne, en Belgique et aux Pays-Bas.

L’État Transnational :

Les États sont depuis longtemps confrontés à des processus sociaux qui transcendent leurs frontières territoriales. La littérature sur la migration indique que les politiques publiques concernant les citoyens expatriés ne sont pas nouvelles ; les gouvernements travaillent depuis longtemps sur des stratégies pour interagir avec les diasporas afin d’affirmer qui fait partie de l’ensemble national et de tirer des retours migratoires, que ce soit sous forme de transferts financiers, d’investissements économiques, de soutien politique, de compétences professionnelles, ou en tant que levier pour exercer une pression diplomatique sur les pays d’accueil.

Cependant, la mondialisation a imposé une nouvelle approche pour les États dans la gestion de la migration, qu’ils soient pays d’accueil ou d’envoi. Ce que Thomas Lacroix appelle l’État transnational possède désormais des outils géopolitiques de domination et de pression à travers la population migrante. Le débat actuel autour des migrants entre les États-Unis et les pays d’Amérique latine illustre ce pouvoir. À l’inverse, les pays d’envoi peuvent menacer de retirer leurs migrants des marchés du travail et des régions qui dépendent fortement de la main-d’œuvre étrangère, avec les risques économiques qui en découlent. Lacroix définit l’État transnational comme les institutions, politiques et concepts que les États utilisent pour encourager ou restreindre les cycles liés à la migration ; c’est un ensemble de politiques institutionnelles visant les flux résultant de la migration de leurs citoyens (tant les flux sortants qu’entrants, ainsi que les flux d’argent ou d’idées entrant).

Ces politiques reposent sur des outils juridiques, administratifs et punitifs directs ciblant diverses formes d’échange et de pratiques discursives symboliques, cadrées selon ce que recherchent les autorités (restriction/interdiction ou orientation/encouragement) et le type de flux ciblé (flux migratoires, remises économiques et sociales). Parmi ces outils, nous trouvons des programmes d’immigration sélective, des politiques pour lutter contre la migration irrégulière (externalisation du contrôle des frontières, processus d’expulsion, retour volontaire), des programmes d’immigration sectoriels (travailleurs qualifiés, main-d’œuvre saisonnière), des programmes d’échange international d’étudiants, le contrôle des activités politiques, religieuses ou culturelles, ainsi que des politiques contre le « brain drain ». De plus, la diplomatie de la diaspora peut impliquer l’envoi de personnel qualifié (enseignants, médecins, etc.) et la réalisation de cours pour enseigner la langue du pays d’origine aux enfants migrants. D’un point de vue économique, les États peuvent réduire les frais de transfert de fonds de remises et soutenir les initiatives « caritatives » des expatriés et de leurs associations.

L’État transnational étend son influence à travers un réseau formel, le réseau consulaire, qui a longtemps été le seul outil permettant aux États de gérer les problèmes concernant leurs citoyens à l’étranger, et un réseau informel — bien que plus efficace — de connexions aux associations de migrants, y compris les organisations étudiantes et culturelles, les mosquées et les centres religieux. Les pays d’accueil régulent la présence étrangère sur leur territoire à travers des réseaux formels et, en parallèle, engagent des intermédiaires religieux, politiques et sociaux pour surveiller et gérer cette présence.

Trois Scénarios :

Thomas Lacroix présente trois scénarios potentiels pour l’avenir de l’État transnational :

Scénario Désastreux : Anticipe des vagues massives de migration climatique. D’ici 2100, de nombreuses zones de la Terre devraient devenir inhabitables (certaines parties de l’Asie du Sud et du Sud-Est, d’Amérique centrale, et le Sahel), tandis que d’autres régions ouvriront leurs portes à de nouvelles installations humaines (nord du Canada, Sibérie). Ce scénario inclut également des tensions géopolitiques découlant de l’émergence de la Chine en tant que puissance mondiale et ses répercussions à travers les continents ; par conséquent, une vague de populisme alimentée par la peur d’un afflux massif de migrants soumettra les États et les sociétés aux efforts pour arrêter les flux migratoires. Les biotechnologies, l’intelligence artificielle et les équipements de détection ouvriront de nouveaux horizons pour le contrôle des frontières et la surveillance. On s’attend à ce que la migration devienne un outil diplomatique utilisé dans toutes les relations entre États, utilisé comme un outil de pression dans des négociations non liées à la migration elle-même. De plus, on peut s’attendre à une régionalisation de la gouvernance migratoire, alimentée par une augmentation de la migration du Sud vers le Sud (qui a dépassé la migration du Sud vers le Nord depuis le milieu des années 2010), et l’établissement de centres régionaux de migration qui attirent les migrants (par exemple, l’Afrique du Sud, le Maghreb, le Brésil, la Colombie, la Thaïlande, la Chine). Le résultat sera une véritable prison du monde.

Voie Alternative : Semble pointer vers une voie complètement différente pour construire une gouvernance migratoire multi-scalaires. Cette tendance pourrait être soutenue par les impacts des changements démographiques mondiaux. La baisse des taux de fécondité en Europe, en Asie de l’Est, en Russie et en Amérique du Nord crée des besoins en main-d’œuvre qui ne peuvent pas être entièrement compensés par la transformation numérique et les gains de compétitivité. C’est particulièrement vrai dans des secteurs tels que le soin personnel, la construction, l’agriculture, la médecine, l’éducation et les emplois industriels qualifiés. Ces conditions rendent possible l’atteinte d’un scénario radicalement différent : parvenir à un consensus international pour établir une gouvernance migratoire, que le Pacte de Marrakech a jeté les bases ; ainsi, des divisions multi-scalaires ont éclos pour travailler sur la gestion des différents flux migratoires. Les pays pourraient adopter ce modèle de gouvernance en réaffectant les ressources désignées au contrôle des flux vers un véritable système soutenant la migration de main-d’œuvre et des étudiants. Une telle ouverture pourrait prendre diverses formes, telles que l’amélioration et l’expansion des zones de liberté de mouvement.

Scénario de Gestion de Crise : Se concentre sur la gestion des crises sans les aborder de manière fondamentale. Ce scénario repose sur la production de politiques qui répondent à des problèmes à court terme sans établir un cadre stable pour gérer les flux migratoires internationaux.

Source : Lacroix, T. (2024). L’État sans frontières : Comment les migrations transforment l’État. NS Éditions.

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