Avec l’utilisation des exportations de gaz russe comme arme après le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne en février 2022, il devient évident que l’exposition de l’Union européenne aux approvisionnements en uranium russe représente un risque stratégique potentiel. L’uranium, sous ses différentes formes — minerai, traité, enrichi et combustible fabriqué — est essentiel au fonctionnement des réacteurs nucléaires qui produisent près d’un quart de l’électricité de l’Union européenne. En 2024, l’Union européenne a importé un peu plus de 700 millions d’euros (environ 791 millions de dollars) de produits d’uranium russes, sur un total d’importations énergétiques russes atteignant 22 milliards d’euros.
Dans ce contexte, le centre Bruegel à Bruxelles a publié une analyse rédigée par Olena Lapenko, Ben McWilliams, Georg Zachmann et Roman Nitsovych, le 14 avril 2025, intitulée “Mettre fin aux importations de l’Union européenne en uranium russe”.
L’analyse traite des risques potentiels auxquels l’Union européenne pourrait être confrontée tant qu’elle dépendra des approvisionnements en uranium de Rosatom, la société russe, ainsi que des alternatives potentielles disponibles pour remédier à cette situation. Dans le cadre de cette analyse, les auteurs essaient de souligner l’importance pour le bloc européen de choisir le bon moment pour interdire progressivement l’importation d’uranium en provenance de Russie, en veillant à ce que cela soit fait de manière adaptée et en concordance avec l’adoption de politiques sérieuses pour faciliter l’approvisionnement alternatif et augmenter les investissements dans ce domaine.
Une dépendance excessive :
L’Union européenne importe des produits en provenance de Russie qui couvrent toutes les étapes du cycle du combustible uranium, la plupart sous forme finie (qu’il s’agisse d’uranium enrichi ou d’assemblages combustibles). Il y a 99 réacteurs nucléaires en fonctionnement dans l’Union européenne avec une capacité de 97 GW, dont 19 (d’une capacité de 11 GW) sont des réacteurs à eau-vapeur de type VVER, datant de l’ère soviétique, et qui reçoivent la majeure partie du combustible nécessaire de la part de Rosatom.
En 2023, la part d’uranium naturel russe utilisé pour la production du combustible nucléaire final dans l’Union européenne était de 23 % ou environ 3 419 tonnes. La même année, les importations de l’Union européenne en Russie d’uranium traité représentaient près de 3 543 tonnes d’uranium, soit 27 % des approvisionnements de ce type dans l’Union européenne.
L’Union européenne a également importé en 2023 38 % de l’uranium enrichi pour ses centrales nucléaires en provenance de Russie ; soit environ 4 647 tonnes, la France et l’Allemagne étant les plus gros importateurs de cette catégorie sous forme de hexafluorure d’uranium et d’oxyde d’uranium. Par ailleurs, le total des importations de l’Union européenne en combustible nucléaire russe fabriqué sous sa forme finale s’élevait à environ 573 tonnes, en hausse par rapport à 314 tonnes en 2022.
La forte augmentation des exportations de Rosatom vers l’Union européenne est en partie attribuée à des stratégies prévisionnelles visant à stocker du combustible nucléaire en prévision de toute perturbation commerciale future. Les réacteurs VVER disposent maintenant en moyenne d’un approvisionnement suffisant pour deux à trois ans, afin d’atténuer les conséquences d’éventuelles interruptions d’approvisionnement.
Risques stratégiques :
En continuant d’acheter des produits d’uranium en provenance de Russie, l’Union européenne s’expose à quatre risques principaux, à savoir :
- Menace sur la sécurité énergétique : La Russie n’est pas un partenaire commercial fiable pour l’Union européenne, le tournant radical observé suite à la forte baisse des exportations de gaz russe en témoigne. Un arrêt soudain et imprévu des exportations d’uranium russe pourrait perturber les chaînes d’approvisionnement, avec des effets négatifs potentiels à court terme.
- Renforcement des divisions européennes : L’approfondissement des relations bilatérales entre la Russie et les pays de l’UE qui importent des produits d’uranium favorise une division au sein de l’UE et peut conférer au Kremlin un pouvoir qui pourrait entraver l’élaboration de décisions de politique étrangère commune. Par exemple, Rosatom construit actuellement une nouvelle centrale nucléaire en Hongrie, un pays qui a bloqué l’imposition de sanctions européennes contre Moscou.
- Exposition aux sanctions : Rosatom est profondément ancré dans le complexe militaro-industriel russe, y compris la production d’armes nucléaires. Rosatom entretient de vastes liens commerciaux avec de nombreuses entreprises de défense russes sanctionnées, comme Rostec, partageant des technologies, des expertises et des ressources avec des instituts de recherche militaire sous sanctions.
De plus, la politique ambivalente de l’UE, qui consiste à maintenir une coopération avec des entreprises publiques russes comme Rosatom tout en renforçant les sanctions, crée des failles. Rosatom détient de nombreux contrats avec des pays tiers pour la construction de centrales nucléaires et la fourniture de combustibles nucléaires, ce qui pourrait être utilisé pour effectuer des transactions financières contournant les sanctions.
- Financement de l’agression russe : En 2024, l’UE a effectué des paiements de plus de 700 millions de dollars pour l’importation de produits d’uranium russes. Bien que ce montant soit considérable, il n’est pas comparable aux bénéfices étrangers de Rosatom, qui se chiffraient à 18 milliards de dollars en 2024. Il est également négligeable comparé à la facture d’importation de gaz russe de l’UE, estimée à 15 milliards d’euros (environ 17 milliards de dollars) par an.
Alternatives européennes :
Le remplacement de l’uranium enrichi ou du combustible fabriqué en provenance de Russie nécessite le développement de capacités de transformation supplémentaires, que ce soit localement ou à l’étranger. Les installations de transformation des entreprises Orano en France, Cameco au Canada et ConverDyn aux États-Unis visent toutes à augmenter leur capacité de traitement. De plus, Westinghouse et Cameco étudient la possibilité de construire une nouvelle installation de transformation à Springfields au Royaume-Uni, qui pourrait ajouter des capacités de conversion d’environ 5 000 tonnes d’uranium naturel et 2 000 tonnes d’uranium pour la revalorisation, avec un calendrier de démarrage potentiel dans les années 2030.
L’Union européenne a de bonnes perspectives pour diversifier ses approvisionnements en combustible enrichi local. Orano prévoit d’augmenter sa capacité de 2 500 tonnes, tandis qu’Urenco travaille à une augmentation de 1 800 tonnes via trois projets en Europe et à l’étranger. Ces expansions permettront de remplacer une part significative de la capacité actuelle de 6 600 tonnes de combustible nucléaire enrichi, que l’Union européenne et les États-Unis achètent ensemble à la Russie.
En ce qui concerne le combustible final, Framatome a établi une coentreprise avec TVEL, la société russe, pour produire du combustible nucléaire pour les réacteurs à eau-vapeur à Lingg en Allemagne. Après la guerre russo-ukrainienne, ces plans ont été révisés pour se concentrer sur une ligne de production dirigée uniquement par Framatome, bien que l’installation fonctionne toujours sous un permis de TVEL.
De leur côté, Westinghouse et Inozsa produisent déjà des combustibles pouvant être utilisés dans les réacteurs VVER, ayant fourni des combustibles industriels aux centrales nucléaires ukrainiennes pendant plusieurs années, en plus de signer des contrats ou des accords de fourniture avec des entreprises de services publics exploitant des réacteurs VVER en Slovaquie, en République tchèque, en Finlande et en Bulgarie.
Une suppression progressive :
L’analyse souligne l’urgence d’adopter une approche européenne organisée et progressive pour réduire les importations d’uranium russe, basée sur deux priorités principales : l’élargissement des approvisionnements locaux et l’amélioration de la compétitivité, tout en réduisant progressivement l’accès de Rosatom aux marchés. En effet, des plans sont déjà prêts pour développer des approvisionnements locaux, qui doivent être soutenus de manière adéquate.
Les entreprises opérant au sein de l’Union européenne ou dans des pays alliés disposent des capacités technologiques et économiques nécessaires pour élargir leurs capacités de production de manière suffisante. Cependant, l’augmentation des investissements nécessite un certain temps, pouvant atteindre sept ans pour mettre en service une nouvelle installation.
Envisageant une interdiction progressive pour limiter les importations russes, cela pourrait commencer par une réduction des importations d’uranium naturel enrichi, dont l’interruption des approvisionnements serait limitée grâce aux stocks actuels. Dans une deuxième étape, l’interdiction devrait être étendue pour inclure les importations de combustibles fabriqués pour les réacteurs VVER. Dans les deux cas, il serait nécessaire que les entreprises de services publics disposent d’une base légale européenne pour l’interdiction, et d’annoncer un cas de force majeure concernant les contrats à long terme conclus avec Rosatom, qui s’étendent jusqu’aux années 2030.
Quoi qu’il en soit, l’Union européenne devrait réévaluer la question de l’investissement dans les services logistiques, ainsi que renforcer les partenariats avec les pays qui disposent d’approvisionnements stables en uranium, y compris le Canada, l’Australie et la Namibie, tout en développant des voies d’approvisionnement alternatives pour intégrer le Kazakhstan et d’autres producteurs d’Asie centrale.
Source :
Olena Lapenko , Ben McWilliams , Roman Nitsovych et Georg Zachmann, “Mettre fin aux importations de l’Union européenne d’uranium russe”, Bruegel, avril 2025, accessible sur : Bruegel

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