Nous assistons à un moment de transformation majeur, où les équilibres de pouvoir mondiaux sont redéfinis, non pas par des alliances larges ou des récits grandioses, mais par le recyclage d’un passé national autoritaire, libéré de l’obligation d’un récit cohérent. Ce passé, cependant, est capable d’influencer et même de dominer symboliquement le présent. Cela se traduit par la montée de nouvelles formes de leadership charismatique qui reproduisent les symboles de la souveraineté nationale et le vocabulaire de l’identité civilisationnelle dans un contexte international ayant perdu sa structure institutionnelle.
Nous vivons, tout simplement, à une époque de leaders révisionnistes, où la politique étrangère s’exerce non pas depuis la perspective de la construction d’un système, mais depuis celle de son rejet ou de son dépassement — non pas sur la base d’un principe de multipolarité, mais plutôt sur une logique de pouvoir, de position et d’identité auto-définie, qui n’est pas basée sur la négociation.
La domination de la mondialisation a atteint son sommet dans les deux décennies suivant l’effondrement de l’Union soviétique. Les institutions supranationales ont dominé la souveraineté traditionnelle, et le rôle individuel dans la politique internationale a diminué au profit de réseaux complexes de marchés, d’institutions et de forums multilatéraux. Cependant, cette phase, qui semblait un moment comme la fin de l’histoire, a lentement commencé à s’éroder, ouvrant la voie à une nouvelle vague de dirigeants : Poutine en Russie, Xi en Chine, Modi en Inde et Trump aux États-Unis.
Un point fondamental commun à ces dirigeants est leur tendance révisionniste qui rejette les équilibres établis par l’ordre libéral après la guerre froide, cherchant à redéfinir des concepts comme la souveraineté, la légitimité, l’ordre et le pouvoir. Nous ne devons pas nous berner en croyant qu’ils s’efforcent d’établir un système alternatif. L’absence d’une thèse institutionnelle cohérente est le deuxième élément qui les unit, et ce qu’ils offrent comme alternative est un discours saturé de symboles et de métaphores qui invoque le passé pour justifier le présent et confère au leadership une dimension civilisationnelle, presque missionnaire dans certains contextes.
Par exemple, Poutine ne propose pas de projet international complet ; au contraire, il réhabilite la Russie en tant qu’« État civilisationnel » avec un mandat historique liant les tsars, les Soviétiques et la Russie contemporaine. Il voit les frontières comme fluides et aborde l’idée de souveraineté d’une perspective historique plutôt que légale. Xi investit dans le récit de « continuité civilisationnelle », tandis que la Chine se présente comme l’État le plus ancien et continu, mesurant sa légitimité politique par son héritage civilisationnel. Modi réinterprète la démocratie indienne à travers un prisme national hindou, rétablissant l’identité collective au détriment de la pluralité historique de l’Inde moderne.
Dans ce cadre, Donald Trump émerge comme le modèle américain de ce type de leadership, bien que sous une forme différente. Il condamne l’ordre libéral mondial depuis une position intuitive, plutôt que depuis une position idéologique claire. Ses instincts le poussent à penser que ce système ne sert pas les « véritables » intérêts américains, tels qu’il les perçoit avec ses partisans. Trump ne s’oppose pas à l’idée de puissance américaine ; il s’oppose à son utilisation dans la construction de systèmes qui ne profitent pas directement aux États-Unis. Dans sa vision, les États-Unis passent d’un leader du système à un État indépendant de ses conditions, déterminant ses engagements en fonction des intérêts et non des principes.
Ce qui rend ce style de leadership extrêmement dangereux, c’est sa transformation d’un rôle représentatif en un état de souveraineté absolue, où l’autorité du leader n’est pas soumise à des contrôles institutionnels ni limitée par la logique des règles ou des normes. Le leader est présenté ici comme l’incarnation de l’esprit et du destin de la nation, et non comme un simple représentant élu ; ainsi, il détermine les paramètres de l’État, définit l’allié et l’adversaire et décide quand le système est légitime et quand il devient une menace à contrecarrer.
Cependant, ce style de leadership ne se limite pas au discours ; il se traduit par des ambitions géopolitiques qui dépassent les normes établies. Prenez, par exemple, les déclarations répétées de Donald Trump concernant son désir d’acheter le Groenland au Danemark. Ces déclarations ne sont pas seulement des blagues électorales ou des provocations diplomatiques, mais elles révèlent une logique complètement différente dans la compréhension de la souveraineté, de la géographie et de la légitimité de l’expansion. Trump ne voit pas les îles, les frontières et les territoires indépendants comme des entités ayant un statut légal définitif, mais comme des actifs stratégiques pouvant être négociés comme des acquisitions d’entreprises ou des transactions immobilières entre propriétaires.
Cette proposition reflète fondamentalement une glissade vers une vision « révisionniste » du monde qui ne s’engage pas aux principes internationaux convenus concernant la souveraineté des États et leurs frontières.
Le désir de Trump pour le Groenland n’était pas une expression d’une ambition coloniale traditionnelle, mais plutôt d’une mentalité qui considère l’influence régionale comme un investissement, la terre comme un outil de négociation et la souveraineté comme un concept fluide. C’est précisément l’esprit du moment révisionniste : pas de règles fixes, pas d’institutions dirigeantes, mais des dirigeants qui définissent leurs frontières étatiques et leur sphère d’influence en fonction de leur propre vision, et non selon des accords internationaux ou des normes juridiques établies.
Dans ce contexte, la confiance dans les alliances occidentales s’érode, non pas parce que l’OTAN s’est effondrée, mais parce que l’idée même d’un engagement collectif devient sujette au doute. Lorsqu’un président américain exprime publiquement son désir d’annexer une partie du territoire d’un État allié, cela ne suscite pas seulement l’étonnement diplomatique, mais frappe au cœur du principe de souveraineté entre alliés. Les frontières nationales, même au sein de l’OTAN, deviennent sujettes à renégociation sans conditions préalables. Ainsi, les alliés européens se trouvent confrontés à des choix difficiles dans un environnement de profonde anxiété stratégique, où les garanties traditionnelles ne suffisent plus pour rassurer les États petits et moyens sur le fait que leurs frontières ne seront pas redessinées par des désirs individuels.
Avec un esprit pragmatique et pessimiste, Michael Kimmage propose une vision alternative qui ne repose pas sur l’évitement du révisionnisme, mais sur sa gestion. Ce qu’il propose n’est pas un projet de confrontation avec les dirigeants révisionnistes, mais une approche réaliste d’un monde vivant dans un désordre prolongé. La réponse efficace — dans ce contexte — réside dans la transformation du révisionnisme en un comportement pouvant être contenu, grâce à l’ingénierie de nouveaux équilibres et la définition de règles d’engagement flexibles, même si temporaires ou partielles. L’objectif n’est pas de construire des accords définitifs, mais de retarder l’explosion. La proposition ne vise pas à remplacer le système existant, mais à ralentir son effondrement chaotique.
Sous cet angle, Trump ne semble pas hors du temps, mais plutôt un incarnateur de celui-ci ; son rejet de la doctrine wilsonienne, sa répulsion pour les institutions multilatérales et son indifférence envers les alliés traditionnels n’expriment pas seulement un chaos personnel, mais ils reflètent une transformation structurelle dans la culture stratégique américaine. Pour la première fois, Washington semble indifférent à l’idée d’exporter le système ou à l’imposition de leadership contraignant, mais plutôt préoccupé par une supériorité négociée basée sur l’intérêt personnel.
Cependant, la faiblesse fondamentale de la conception de Kimmage réside dans son hypothèse selon laquelle Trump et son équipe ont la capacité de gérer cette complexité avec sagesse ; cette approche exige un sens diplomatique très élevé et une disposition à éviter les émotions, des qualités qui ne caractérisent pas la performance politique de Trump.
En revanche, ce qui semble clair, c’est que la stratégie de gestion révisionniste de Trump est indisciplinée et pourrait se retourner contre elle-même, accélérant le chaos au lieu de le contenir.
Le révisionnisme indiscipliné menace d’élargir les espaces d’explosion plutôt que de les contrôler. Alors que la guerre en Ukraine en est un exemple frappant, le risque d’expansion vers les États baltes ou la Pologne demeure, non seulement en raison des ambitions de Moscou, mais aussi à cause de l’érosion de la foi européenne dans les garanties américaines. Ainsi, nous pourrions nous retrouver face à un moment d’explosion auquel nous n’avons pas les clés pour le contenir.
La paradoxe réside dans le fait que les systèmes dirigés par des leaders révisionnistes n’ont pas pour but de gagner la reconnaissance de leur légitimité ; ils cherchent plutôt à imposer leur vision comme une réalité forcée. Cela fait que ce que nous vivons aujourd’hui n’est pas une transition vers un nouveau monde, mais un détachement d’un ancien monde sans alternative prête. Un système qui ne fonctionne plus, mais que personne n’est capable d’enterrer. Dans ce vide, les leaders révisionnistes émergent, non pas comme des pionniers d’un avenir meilleur, mais comme des maîtres du moment, le remplissant de discours de pouvoir et redéfinissant le possible, mais sans boussole. Le leader révisionniste n’a pas été une déviation de la norme ; il est devenu la norme.

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