La France aspire à se positionner comme un acteur actif dans le système international actuel, notamment dans un contexte d’intensification de la concurrence entre les États-Unis et la Chine. Dans ce contexte, le journaliste d’investigation et sociologue Marc Endeweld, dans son livre The Grip : Macron Surrounded by a New Cold Economic War, s’attache à retracer l’interconnexion entre deux idées fondamentales mais entrelacées : la première est le retour de la guerre froide entre les grandes puissances, et la seconde est le déclin du statut de la France sur la scène mondiale. Il examine les centres de pouvoir au sein de la politique française, identifie ses lacunes tout en se concentrant sur les intérêts intérieurs et extérieurs de Paris.
L’essor du macronisme
Le livre met particulièrement l’accent sur les dynamiques de pouvoir au sein de la politique étrangère française et les personnalités influentes dominantes :
Tout d’abord, Endeweld souligne l’existence de deux courants concurrents au sein du corps diplomatique français. D’un côté, les gaullistes et les mitterrandistes, qui cherchent à se tailler une place entre les blocs américain et russe. De l’autre côté, il y a les néo-conservateurs ou les Occidentaux, qui s’alignent constamment sur les positions américaines.
Deuxièmement, l’auteur souligne l’influence significative d’Alexis Kohler au sein de l’Élysée. Il critique les incohérences des positions françaises actuelles concernant les évaluations du corps diplomatique, notant que les décisions cruciales en matière internationale relèvent souvent de la cellule des affaires étrangères de l’Élysée, en particulier de Kohler, le secrétaire général du palais. L’auteur développe les différents conflits d’intérêts autour de Kohler, illustrant les modalités de fonctionnement au sein de l’entourage de Macron. Kohler a des liens familiaux avec MSC, un conglomérat de transport maritime appartenant à la famille Aponte, une force géopolitique importante dans le transport maritime mondial. Ce lien est devenu particulièrement pertinent lorsque Kohler gérait les affaires liées à STX France, où il a dû statuer sur plusieurs questions au milieu d’intérêts concurrents de MSC et d’autres sociétés.
De plus, l’auteur mentionne que Kohler joue un rôle de premier plan dans les décisions de politique étrangère, entretenant une relation de longue date avec Macron remontant au mandat de Kohler en tant que conseiller lorsque Macron a été nommé ministre de l’Économie en 2014. À cette époque, Kohler se voit accorder une grande autonomie sur de nombreux dossiers industriels et stratégiques. Arrivé à l’Élysée, il conserve la maîtrise des questions stratégiques et industrielles vitales, s’étendant encore aux dossiers du renseignement et de la sécurité nationale, éclipsant même l’autorité du ministre des Finances Bruno Le Maire.
Troisièmement, le livre indique l’adhésion de Macron à un modèle présidentiel exagéré, avec des témoignages en direct suggérant que Kohler est le secrétaire général de l’Élysée le plus puissant de l’histoire de la Ve République, parfois décrit comme le vice-président de facto. Ce pouvoir substantiel ne semble pas déranger Macron, qui favorise cette forme robuste de leadership qui diminue l’autorité gouvernementale contre la personne présidentielle.
La prédominance du macronisme dans la prise de décision française est notée. L’excès de pouvoir exercé par Kohler peut être attribué non seulement à sa compétence, mais aussi à ses liens étroits avec la famille Aponte. Plus largement, le macronisme représente un phénomène où des intérêts privés s’infiltrent manifestement dans le processus de décision politique, conduisant à l’érosion des institutions démocratiques françaises. L’auteur postule que les parlements et les gouvernements élus deviennent souvent de simples spectateurs des décisions prises par l’élite dirigeante, alignées sur leurs intérêts personnels.
Quatrièmement, l’auteur aborde le rôle croissant du renseignement dans la diplomatie française. Il suggère que la centralisation de la prise de décision internationale à l’Élysée et l’imbrication des questions diplomatiques avec les intérêts privés ont sapé le rôle et la présence de la France, même dans ses anciennes sphères d’influence. Selon Endeweld, la France connaît une véritable militarisation alors que les agences de renseignement dominent de plus en plus la diplomatie, avec divers acteurs activement mobilisés par l’Élysée.
Politiques au Moyen-Orient
Le livre aborde plusieurs politiques françaises concernant le Moyen-Orient :
Tout d’abord, il met l’accent sur le suivi par la France du retrait américain de la région. Endeweld souligne le vif intérêt de la France pour les implications de ce retrait, alors que les Américains, du point de vue de la sécurité, semblent désengagés du Moyen-Orient. Cependant, ils maintiennent un intérêt dans trois pays : la Turquie, l’Iran et le Pakistan. En misant davantage sur l’axe Turquie-Téhéran-Karachi, Washington tente d’utiliser ces pays comme contrepoids contre les puissances européennes et asiatiques comme la Russie et la Chine.
Deuxièmement, Endeweld retrace les liens historiques entre la France et l’Arabie saoudite, à partir de l’aide fournie par l’unité antiterroriste française GIGN pour reprendre le contrôle de la Grande Mosquée de La Mecque en 1979. Suite à cela, les demandes saoudiennes d’armes françaises ont explosé, mais l’auteur critique cette diplomatie économique pour l’absence de toute vision cohérente de la position mondiale de la France, d’autant plus que le royaume joue un double jeu, suggérant subtilement aux États-Unis qu’il a trouvé des alternatives.
Troisièmement, le livre aborde l’utilisation de la diplomatie parallèle au Liban, en particulier après la visite de Macron après l’explosion du port de Beyrouth en août 2020. Macron visait une victoire diplomatique pour contrebalancer les revers subis lors des manifestations des Gilets jaunes, espérant que la résolution de la crise politique au Liban offrirait à la France une opportunité de reconstruction en utilisant les institutions et les entreprises françaises. Cependant, l’auteur soutient que l’erreur de Macron a été de ne pas tenir compte des évaluations des diplomates français et de collaborer avec Kohler pour monopoliser le plan de reconstruction de Beyrouth. En conséquence, l’influence française au Moyen-Orient a considérablement diminué, s’éloignant de la stature qu’elle avait à l’époque de Jacques Chirac, où aucun développement ne pouvait se produire dans la région sans l’implication de la France.
Quatrièmement, l’auteur décrit comment la diplomatie s’est entrelacée avec les affaires en Libye et en Algérie, soulignant l’approche de Macron en Afrique, où il a fusionné les efforts diplomatiques avec les intérêts commerciaux, s’alliant souvent avec des personnalités douteuses. Ce schéma est évident à la fois en Algérie et en Libye, produisant constamment le même résultat : une diplomatie informelle inefficace avec divers pays africains.
Dilemme énergétique
La question de l’énergie est apparue comme un défi crucial pour la France, confrontée à plusieurs obstacles :
Tout d’abord, Endeweld détaille l’opposition de la France à la construction du gazoduc Nord Stream 2, affirmant que cela accorderait à l’Allemagne un contrôle supplémentaire à long terme sur l’énergie européenne. D’autre part, l’Allemagne s’est efforcée d’entraver le gazoduc South Stream pour renforcer le gazoduc Northern Pipeline 2. Avec le début du mandat du président Biden avant la guerre en Ukraine, Merkel a réussi à convaincre Biden de retirer l’opposition américaine à Nord Stream 2, isolant ainsi la France dans son incapacité à parvenir à un accord avec l’Allemagne.
Deuxièmement, l’auteur souligne la dépendance croissante au gaz russe, affirmant que le défi de l’Europe en matière d’énergie primaire est sa dépendance accrue au gaz russe au cours des 20 à 30 dernières années. Cette dépendance a été exacerbée par l’abandon de l’énergie nucléaire par l’Allemagne, la diminution de la coopération avec les producteurs de gaz d’Afrique du Nord comme l’Algérie, la diminution des réserves de gaz en mer du Nord et l’abandon des contrats à long terme pour le gaz naturel liquéfié.
Troisièmement, l’auteur note les implications négatives de la guerre en Ukraine sur le paysage énergétique de la France, démontrant que la France et l’Europe se trouvent coincées entre les intérêts américains et russes. La demande de transition énergétique a accru la dépendance au gaz naturel, malgré sa nature riche en carbone, ce qui complique la recherche d’alternatives au gaz naturel liquéfié russe et américain. De plus, les groupes de pression sont considérés comme ayant une forte influence sur l’opinion publique et les décisions gouvernementales en France en matière d’énergie, comme en témoignent les investissements du magnat tchèque de l’énergie Daniel Kretinsky dans les médias français.
Quatrièmement, l’auteur critique la lenteur de la prise de décision de la France concernant son secteur nucléaire vieillissant, affirmant que des choix cruciaux n’ont pas été faits en temps opportun. Les chaînes d’approvisionnement sont désormais dépassées et les taux d’exploitation des centrales nucléaires diminuent, aggravés par des problèmes techniques émergents qui ont conduit à l’arrêt temporaire de plusieurs réacteurs. Il avertit que la France doit faire attention à sa trajectoire énergétique, car son modèle d’énergie nucléaire est confronté à une crise existentielle et industrielle importante.
Cinquièmement, les efforts persistants de Macron pour privatiser le secteur de l’énergie sont mis en évidence, malgré l’absence de débats significatifs sur l’énergie pendant la campagne présidentielle de 2017. Endeweld dévoile un projet connu sous le nom d’Hercule, qui vise à démanteler Électricité de France (EDF) et à nationaliser le secteur nucléaire tout en poussant à la privatisation des énergies renouvelables. L’auteur suggère l’implication directe de Macron dans l’élaboration du plan Hercule en collaboration avec Alexis Kohler, ce qui a d’abord conduit les syndicats à croire que le gouvernement relancerait le secteur nucléaire. Pourtant, en réalité, le plan cherchait à exploiter la propriété étatique de ce secteur pour socialiser les pertes tout en transférant les bénéfices à des entités privatisées. Selon Endeweld, la doctrine énergétique de Macron est claire : déstabiliser l’entité publique EDF et limiter ses activités nucléaires tout en les finançant aux frais des contribuables, sans que le public n’ait son mot à dire dans la gestion de l’organisation.
Enfin, l’auteur fait allusion à une intention secrète de démanteler l’industrie nucléaire française et suggère que certaines factions en France pourraient être enclines à s’appuyer sur la Chine pour la production d’énergie nucléaire. Il évoque le projet de réacteur pressurisé européen (EPR) en Angleterre, initialement une collaboration franco-chinoise avant que les acteurs britanniques n’évincent les Chinois. En outre, il note les tentatives de la France de contraindre les entreprises chinoises à s’attaquer aux problèmes de vieillissement de ses centrales nucléaires.
Mouvements aux États-Unis
Endeweld décrit les outils américains systématiques conçus pour saper les intérêts français :
Tout d’abord, une partie importante du livre se concentre sur le rôle des États-Unis dans la déstabilisation des grands groupes industriels français, notamment Airbus, Alstom et Alcatel. Au cours des trente dernières années, en particulier après la crise financière de 2008, les États-Unis ont exploité des instruments juridiques, en utilisant le principe d’extraterritorialité en vertu des lois anti-corruption, ainsi que d’importants moyens de renseignement, en particulier le cyber-espionnage, pour cibler les intérêts économiques français.
Deuxièmement, l’auteur décrit l’objectif américain de placer Airbus sous la tutelle de Boeing. Il dépeint l’ancien PDG d’Airbus, Tom Enders, comme un allié pro-américain qui aspire à diriger Boeing. En 2014, Enders a entrepris un audit financier important auprès d’agents commerciaux faisant affaire avec Airbus afin de se conformer à la réglementation anti-corruption stricte des États-Unis, ce qui a finalement déstabilisé l’entreprise. Endeweld soutient qu’Airbus aurait pu tomber dans l’emprise de Boeing s’il n’y avait pas eu de problèmes de fabrication qui ont entravé Boeing.
L’auteur affirme que l’objectif américain est de soumettre Airbus sous Boeing, en le transformant en un entrepreneur subordonné. Airbus a fait face à des amendes totalisant 3,6 milliards d’euros ces dernières années, et des sanctions plus sévères pourraient être imposées par les autorités américaines à l’avenir, indiquant la réticence des intérêts américains à permettre à l’entreprise européenne de s’échapper facilement, avec des répercussions imminentes sur le personnel de ses dirigeants en raison d’une éventuelle inclusion sur les listes américaines de sanctions pour corruption.
Troisièmement, l’auteur discute de l’implication des États-Unis dans le « désarmement industriel » de la France, en utilisant Alstom comme étude de cas. Il attribue la perte de grandes entreprises stratégiques françaises non seulement à la pression américaine, mais aussi aux dirigeants français qui ont confondu intérêts stratégiques privés et nationaux au cours des trois dernières décennies, ignorant l’opinion publique.
Quatrièmement, Endeweld expose des cas d’espionnage américain dans les ports français, soulignant l’importance géographique de la France en tant que lien pour les câbles sous-marins, ce qui en fait une cible pour les agences de renseignement mondiales, y compris la NSA. L’auteur révèle des contrats secrets entre la NSA et la DGSE, l’agence française de renseignement extérieur, facilitant les opérations de surveillance des câbles sous-marins dans les ports français.
Il postule que l’une des vulnérabilités de la France dans ce domaine réside dans l’incapacité de la DGSE à surveiller les intérêts économiques américains, car les efforts ont été abandonnés à la suite d’échecs dans les années 1980, ce qui a conduit le FBI à découvrir que des agents secrets français infiltraient des entreprises américaines. Selon un haut responsable du renseignement français, les agences françaises n’osent plus espionner les activités américaines, craignant des répercussions de la part des États-Unis. Pendant ce temps, Macron fait face à des critiques pour avoir supervisé des dossiers sensibles chez Airbus, Alstom et Lafarge pendant son mandat de ministre de l’Économie, qui a connu des acquisitions externes sans précédent.
En conclusion, l’auteur suggère qu’il y a une nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine. Contrairement à la précédente guerre froide contre l’Union soviétique, où les États-Unis avaient besoin d’une Europe robuste pour former un bloc solide, la dynamique actuelle révèle qu’une Europe forte peut agir comme un frein aux politiques américaines plus que comme un atout de soutien. L’auteur rappelle la déclaration de Trump à CBS en juillet 2018, qualifiant l’Union européenne d’« ennemi ».
Source : Marc Endeweld, L’Emprise : Macron pris au piège d une nouvelle guerre froide économique, Points Documents, Paris, 2023